Du tiers secteur à l'économie quaternaire

Roger SUE *
*Sociologue, auteur de la richesse des hommes : vers l'économie quaternaire, Odile Jacob, 1997

Le nouvel âge de l'économie, selon Roger Sue, s'appelle secteur quaternaire. Dans ce secteur, où l'homme s'empare de la production (et non plus l'inverse), les individus trouveront, à côté de l'emploi salarié, des gratifications et des critères d'investissement personnel profondément différents de ceux du marché et du secteur public. Les acteurs de cette nouvelle économie sociale auront un objectif clair, d'utilité économique et sociale, et un statut crédible vis à vis de l'extérieur : le volontariat.

Les mots sont des enjeux de sens et situent un débat, particulièrement dans le cas du "tiers secteur". Je ne crois pas en l'occurrence que cette expression serve la cause essentielle qu'elle voudrait promouvoir. Une première réserve, assez largement partagée, stigmatise ce label passéiste d'un secteur que l'on veut pourtant d'avenir et son caractère "fourre-tout" qui le définit moins par sa propre identité que par ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire par opposition au marché et au service public. De plus le tiers, c'est toujours l'étranger, le déshérité, en un mot le tiers exclu. La deuxième réserve est plus personnelle : "tiers secteur" définit à la rigueur un mode de production, une forme d'organisation socio-économique, mais ne pose pas la question, aujourd'hui décisive, du contenu de ce secteur. Pour le dire en une phrase, la nouvelle "grande transformation" économique est la transition vers une économie immatérielle dont les principaux ressorts sont le savoir, la formation, l'information, la culture, la santé, la nature du lien social. Pour le résumer autrement, nous passons de la question de "l'individu productif" qui a dominé toute la modernité depuis le XVIIIe siècle à celle de la "production de l'individu" où c'est l'homme lui-même qui devient "l'objet" central de la production.

L'économie quaternaire

C'est pourquoi j'ai utilisé le terme de quaternaire pour désigner ce nouvel âge de l'économie qui succède à ceux de l'agriculture (primaire), de l'industrie (secondaire) et des services collectifs privés ou publics (tertiaire). Mais, comme on le sait, cette production est d'ores et déjà la cible la plus prometteuse des marchés (génétique, services à la personne) qui nous conduirait tout droit, comme l'avait pressenti J. Baudrillard dés les années 70, du travail marchandise à la marchandisation-aliénation totale de l'individu.

Si l'on refuse cette perspective qui se présente comme la nouvelle barbarie du siècle à venir en tant qu'elle est la négation de la liberté et de l'autonomie du sujet, l'alternative est alors que la communauté des citoyens s'empare de cette production qui les concerne intimement et oriente, contrôle les grandes industries et services qui en sont les supports. Dans des domaines comme ceux de la santé, du lien social, des services sociaux de proximité ou de la formation (comme le démontrent les Réseaux d'échanges réciproques de savoir par exemple), chacun est impliqué. Impliqué au sens fort veut dire que chacun devrait être tour à tour bénéficiaire et acteur de ce secteur selon le principe de réciprocité1. Prenons bien conscience que dans des domaines qui touchent de si près à la citoyenneté et qui en sont même les fondements, la démocratie doit investir l'économie et être à la base de son mode de production.

Tel est à la fois le constat et la ligne générale que je propose comme point de départ et dont on peut tirer les conséquences suivantes :

On l'a compris, la démarche ici défendue consiste à résister à la pression constante et omniprésente visant à aligner toute forme d'organisation socio-économique sur le modèle de l'entreprise. Les différences de départ entre entreprises commerciales et entreprises sociales, comme l'ont montré bien des expériences de l'économie sociale, ne tardent pas à devenir marginales, voire contestables. Certaines associations elles-mêmes n'ont pas toujours su résister à cette dérive dans laquelle elles ont perdu si ce n'est leur âme, tout au moins leur identité. D'autant plus que, de leur côté, nombreuses sont aujourd'hui les entreprises du secteur marchand qui cherchent à se donner une image sociale et qui, moyennant quelques aménagements, n'hésiteront pas à se réclamer du statut d'entreprise sociale ou à dénoncer la concurrence déloyale.

S'affranchir du modèle de l'entreprise

En conséquence, loin de rapprocher les statuts de ceux de l'entreprise, je crois qu'il faut au contraire nettement les différencier et les clarifier pour éviter la confusion et la banalisation d'associations dont les initiatives et l'ancrage dans la citoyenneté portent les espoirs de l'économie quaternaire. Dans cet esprit, au-delà du Prix, du Public, du Produit et de la Publicité justifiant la spécificité associative (modèle des "4P" défini par la récente instruction fiscale, voir l'article d'E. Bucolo), il faut strictement plafonner les ressources provenant du marché au profit de l'activation des dépenses passives, de fonds de la formation professionnelle, d'une redistribution financière grâce à un réseau de fondations, et à la mise en place de monnaies plurielles type systèmes d'échanges locaux (SEL) qui ont déjà une portée européenne ou mondiale.

Il est également nécessaire de réfléchir à un statut du volontariat permettant à ceux qui participent aux associations du quaternaire de bénéficier d'une rétribution financière, voire de droits à la retraite, sur la base du temps donné à ces associations. Enfin toutes les associations n'étant pas nécessairement orientées par la recherche du bien public, il conviendrait d'ajouter un titre à la loi de juillet 1901 disposant du statut d'utilité économique et sociale (évoqué dans le discours de clôture de Lionel Jospin aux dernières Assises nationales de la vie associative) sur la base de critères internes et externes (comme le suggère le rapport d'A. Lipietz) et dispensé par une instance neutre. Je rappelle qu'il existe aujourd'hui deux projets de loi, concernant ce statut, déposés à l'Assemblée nationale dont la discussion donnerait un éclat particulier au prochain anniversaire du centenaire de la loi.

Un dernier point important concerne les rapports entre les associations d'utilité économique et sociale et les entreprises. Si les associations participent de plus en plus à la "production" de l'individu et du tissu social, si elles constituent une forte demande sociale organisée offrant une bonne visibilité aux marchés, les entreprises en seront évidemment les premières bénéficiaires. Dans ces conditions, il serait légitime que ces dernières participent, par l'intermédiaire des fondations pour éviter tout lien de subordination, au financement des associations. Tel est déjà le cas d'entreprises qui y voient une bonne opération pour leur image de marque, et qui de plus en plus souvent délèguent leurs propres salariés auprès de ces associations, préfiguration d'une participation de chacun à plusieurs secteurs de l'économie, à une "économie plurielle".

En conclusion, l'économie quaternaire n'est pas seulement un secteur spécifique représentatif d'une nouvelle économie de la ressource humaine ; en agissant en amont de toute la chaîne de l'économie, elle peut être un formidable levier pour aller vers une économie générale qui devienne enfin ce qu'elle aurait toujours dû être : une économie sociale.

1. La réciprocité après l'autoproduction, la redistribution et le marché est le quatrième principe économique dégagé par Karl Polanyi. En référence à la théorie marxiste, je crois que ce quatrième principe qui définit des rapports de production est le mieux adapté au quatrième âge de l'économie et des forces productives, celui de la "production" de l'individu.

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