Les limites de l'adaptabilité du Capitalisme

Ernest Mendel

La saturation des besoins

La première de ces limites, et de loin la plus importante, est l'irrationalité croissante de l'économie de marché, au fur et à mesure que l'essor des forces productives fait passer l'humanité du stade de la demi-pénurie - stade classique de l'économie Marchande - au stade d'une abondance de plus en plus grande.

A partir du moment où les consommateurs ne réagissent plus aux fluctuations des prix, ou réagissent à contresens (la consommation baisse avec des baisses des prix), à partir du moment où la demande devient inélastique, Soit à l'accroissement des revenus soit aux fluctuations des prix, ou bien acquiert une élasticité marginale négative, un mécanisme fondamental de l'économie capitaliste est définitivement détraqué. C'est déjà le cas, dans les pays industrialisés les plus développés, de la demande de nombreux biens élémentaires (pain, pommes de terre, fruits indigènes, viande de porc) et de certains produits textiles; c'est de plus en plus le cas de certains services publics (avant tout, les transports urbains collectifs). Tout système de production qui continue dès lors a se fonder sur la notion de "rentabilité des entreprises" engendre fatalement la surproduction systématique et la destruction d'une fraction des biens produits (c'est le cas de l'agriculture occidentale). Tout système de distribution qui veut a fortiori conserver l'échange engendre dès lors un gaspillage démesuré; la distribution gratuite, sous forme de service, devient plus économique que la vente et l'achat.

L'économie de marché devient tout aussi absurde dans le domaine de la production, au fur et à mesure que coûts salariaux et même coûts de matières premières s'abaissent vers zéro (par exemple, production automatique de produits plastiques). Le maintien des critères de rentabilité individuelle des entreprises et de distribution marchande de tels produits implique des prix de vente dont les frais de distribution constituent une fraction sans cesse grandissante. Le gaspillage qu'entraîne le maintien de l'économie marchande apparaît alors clairement.
 

L'extinction du salariat

Deuxième limite à l'adaptabilité du système capitaliste les bonds en avant effectués par l'automation sapent un autre fondement de cette économie, le salariat. La notion de salaire implique celle d'un échange exactement mesuré entre une force de travail achetée pour un laps de temps tout aussi strictement mesuré et une quantité limitée de biens de consommation (de moyens de payement qui permettent d'acquérir ces biens de consommation). Lorsque la productivité du travail humain progresse de telle manière que les biens de consommation susceptibles de couvrir tous les besoins raisonnables d'un pays industrialisé peuvent être produits en une fraction fort réduite du temps de travail globalement disponible, la solution rationnelle est évidemment celle de réduire le temps de travail de chaque individu de manière tellement radicale que la notion même de "salaire" perd tout son sens : "L'économie des Etats-Unis, écrit Lord Bowden, se trouve dans une situation extraordinaire. La moitié environ de la population active suffit à satisfaire les besoins réels des habitants du pays c'est-à-dire leur alimentation, leur logement, leurs vêtements et leurs voitures de sorte que les pouvoirs publics sont obligés de trouver un emploi pour l'autre moitié." Ainsi n'est-il plus nécessaire de mesurer exactement la dépense de travail de chacun; il y a satisfaction générale de ses besoins élémentaires du fait de la richesse collective acquise par la société, et, en échange de cette satisfaction, développement parallèle d'activités créatrices des hommes, aussi bien pendant le "travail" que pendant les "loisirs".

Si le capitalisme essaye de survivre à l'approche de cette phase d'automation et d'abondance, il doit artificiellement multiplier les emplois inutiles ou nuisibles (armée, intermédiaires, parasites) afin de "résorber le chômage", et, non moins artificiellement, maintenir des groupes d'hommes enfermés dans l'industrie, alors qu'ils y sont inutiles pendant une partie de la journée du travail. La notion même de "salaire annuel garanti" et garanti pour ceux qui travaillent autant que pour les chômeurs - qui fait l'objet de débats aux Etats-Unis, montre jusqu'à quel point on s est approché de ce dépassement objectif du salariat.

Déclin du travail manuel

En troisième lieu, la production automatique généralisée conduirait la production de valeurs, la production marchande et l'économie monétaire à des conséquences absurdes. Si l'automation se généralisait - et ce n'est qu'une question de temps - dans le secteur des services et dans celui de la production, on verrait une production entièrement automatisée ne plus donner naissance à un pouvoir d'achat pour biens de consommation, puisque les revenus de la grande majorité de la population s'éteindraient avec l'emploi de la main-d'oeuvre industrielle, commerciale et de services. Le maintien de l'économie monétaire aboutirait alors à une situation paradoxale : on serait obligé de distribuer gratuitement des "revenus monétaires" à la population pour qu'elle puisse continuer à u acheter" des "marchandises", alors qu'il serait beaucoup plus simple de distribuer gratuitement ces biens de consommation abondants. En vérité, il est impensable pour 1 capitalisme de passer à l'automation généralisée de la production, de la distribution et des services en effet, pareille automation détruirait les bases mêmes sur lesquelles il existe.

La hiérarchie en péril

La quatrième et dernière limite absolue du système capitaliste réside en ce qu'à l'explosion actuelle des forces productives correspond non seulement la possibilité de l'automation généralisée, mais encore la possibilité de Suppression de tout travail non qualifié, mécanique, répétitif. L'accès de tous les jeunes à l'enseignement supérieur généralisé, qui est inscrit dans les faits (aux Etats-Unis et en U.R.S.S., le pourcentage des jeunes ayant accès aux universités est déjà respectivement de 45 p. 100 et 25 p. 100 des classes d'âge concernées), est l'équivalent, dans le domaine de la reproduction de la force de travail, de cette exigence inhérente au progrès technique. Mais une entreprise dans laquelle il n'y aurait plus que des ingénieurs et des savants est évidemment incompatible avec une Structure patronale, hiérarchique, qui correspond à la survie de la propriété privée. L' "autorité" qui éclate en colloques et débats entre universitaires individuellement indispensables au fonctionnement de la production, voilà ce qui est inconcevable pour une autorité capitaliste ou bureaucratique quelconque.

On remarquera que les quatre "limites absolues" du mode de production capitaliste - la saturation des besoins rationnels; l'abondance, qui fait tendre les coûts de production vers zéro et sape la notion même de salariat; l'automation, qui élimine le travail manuel de la production et de la consommation; la suppression des différences entre travail manuel et travail intellectuel, qui condamne le maintien de la Structure hiérarchique de l'entreprise - ne sont que la projection, dans un avenir peu éloigné, de tendances qui se manifestent déjà partiellement, du moins dans les pays capitalistes les plus développés. Il n'y a rien d'utopique dans cette projection : il ne s'agit que d'une généralisation de tendances qui se vérifient déjà.

Sur le plan purement économique, les expressions concomitantes de ces tendances sont la pléthore de plus en plus prononcée de capitaux; l'inflation de plus en plus grave; les coûts de production qui constituent une fraction de plus en plus réduite des prix de vente aux "derniers consommateurs" ; la capacité de production excédentaire Sans cesse croissante; l'obligation de détourner une fraction croissante de la population active et des ressources matérielles vers des emplois de plus en plus irrationnels; l'impossibilité croissante de déterminer la distribution nationale des "facteurs de production" en fonction des impératifs de profit des grands capitalistes (sans même parler de leur distribution internationale, tragiquement inadéquate). Cela signifie que les mécanismes qui assurent le fonctionnement automatique du système sont de plus en plus enrayes, que ce fonctionnement exige de plus en plus d'interventions et de manipulations extra-économiques. La question se pose alors de façon évidente peut-on continuer à faire marcher l'économie de deux tiers du genre humain en fonction du seul profit des fameuses trois cents compagnies multinationales qui domineront le monde capitaliste d'ici à une vingtaine d'années, alors même que ces compagnies ne peuvent plus, à elles seules, assurer le fonctionnement de l'économie et sont obligées de "socialiser" des fractions sans cesse croissantes de leurs activités et de leurs coûts? Si l'économie ne peut plus survivre que sous la direction consciente de la société, ne doit-elle pas fonctionner dans l'intérêt de la collectivité, sous la gestion démocratique de cette collectivité, plutôt que de fonctionner aux frais de la collectivité sous la conduite de quelques centaines de magnats de la finance et de technocrates?

Nous ne voulons nullement conclure que le capitalisme subsistera jusqu'à ce que toutes les implications ultimes de son irrationalité contemporaine se soient réalisées dans le détail et jusqu'à leur absurdité finale. Nous voulons simplement suggérer les obstacles qui interdisent la survie du système, obstacles engendrés par ses propres tendances. Le reste est l'affaire de l'intervention consciente des forces sociales c'est-à-dire affaire de praxis révolutionnaire, politique et sociale et d'un effort délibéré pour renverser le régime à l'occasion d'une de ses multiples crises politiques, économiques, culturelles, militaires, internationales, et pour lui substituer une société socialiste fondée sur la démocratie socialiste et sur l'autogestion collective et planifiée des travailleurs.

Ernest Mendel
Encyclopédia Universalis, conclusion de l'article Capitalisme

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