(fr) Entretien avec André Gorz

From aris@ecn.org
Date Thu, 8 Jan 1998 12:07:42 +0100




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"Nous allons sûrement vers l'entreprise sans salariés permanents et à plein
temps"
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        Entretien
        avec André Gorz
        Le Monde,
        mardi  6 janvier 1997



- Comment vous situez-vous dans le débat sur la fin du travail ?

- Comme quelqu'un qui constate que nous ne savons plus de quoi nous
parlons. Le terme "travail" recouvre au moins quatre réalités différentes
que l'on rabat tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre d'entre elles. Si le
travail est entendu comme une modalité du faire, de l'agir, de l'oeuvrer, du
"se donner la peine", il est évident qu'il ne peut ni manquer ni
disparaître, qu'on ne peut ni en "avoir" ni en "créer". Ce qu'on peut
"avoir" ou ne pas "avoir", en revanche, c'est le travail à forme d'emploi,
c'est-à-dire une tâche socialement et juridiquement prédéfinie, qui vous
est donnée à faire et pour laquelle on vous paie. C'est cette forme emploi
du travail qui tend à disparaître.
Nous vivons une mutation fondamentale et irréversible qui invalide les
paradigmes de la théorie économique dominante, tend à éliminer le salariat
et porte en elle des chances immenses à condition que nous cherchions à
nous emparer des changements au lieu de nous lamenter et de chercher à les
combattre. Depuis une bonne dizaine d'années, nous disposons des
explications théoriques de la mutation que nous vivons. Elles rendent
compte de ce que tout le monde sait sans en admettre la portée: ce n'est
pas simplement la forme et la nature du travail qui change, mais aussi la
nature du capital et de la richesse. Quand des dirigeants d'entreprise nous
disent que le "capital humain" est plus important que le capital machines,
que disent-ils donc, sinon que nous sommes entrés dans une nouvelle ère où
la propriété privée du capital devient une notion problématique et où le
temps de travail immédiat est peu de chose en comparaison du temps
nécessaire aux individus pour développer leurs capacités imaginatives et
cognitives ? Comment peut-on, simultanément, vouloir ne rémunérer que le
temps de travail immédiat ?

-  Pourquoi le débat porte-t-il en ce moment sur la fin du travail ou,
comme vous le dites, sur la fin d'un certain travail ?

-  Parce que, si vous reconnaissez que le travail immédiat ne peut plus
être au centre de la vie de chacun et au fondement de la société, vous
remettez en question le pouvoir que le capital et l'entreprise exercent
l'un sur l'autre. Vous professez alors qu'il est absurde de demander aux
individus de servir la société; la société doit avoir pour but le libre
épanouissement de chacun et de tous. Cela se trouvait déjà dans le
Manifeste du parti communiste.
Si, en revanche, vous soutenez que le travail emploi conserve et doit
conserver sa centralité, alors vous niez qu'il doive et qu'il puisse y
avoir une société au-delà de la société salariale et vous renforcez la
domination d'un patronat qui veut que les gens ne voient d'autre issue que
de se battre entre eux pour obtenir à n'importe quelles conditions un de
ces emplois que, par ailleurs, on abolit

-  Il y a désormais divergence d'intérêt entre l'économie et la nation,
l'entreprise et la société. Plus personne n'est maître du jeu. Les
instruments de régulation sont du même coup inefficaces.

-  En effet. C'est là le résultat de la déterritorialisation et de la
financiarisation du capitalisme. Le rêve du capital a toujours été de faire
de l'argent avec de l'argent sans passer par le travail et de soustraire
l'économie au pouvoir politique des États et des peuples. La
déréglementation permet au capital, aux "marchés financiers", de prendre
les États à revers et de se poser en pouvoir suprême à l'échelle
planétaire. Ce pouvoir ne connaît que ses propres lois, il n'a ni base
sociale ni territoire. C'est pourquoi aussi il ne peut être combattu qu'à
l'échelle planétaire, en opposant une autre mondialisation à la sienne. Ce
devrait être là la tâche que se donne l'Union européenne. En tant que
première puissance économique et commerciale du monde, elle aurait les
moyens de faire prévaloir, pour le plus grand avantage de tous, de
nouvelles règles. Mais il faudrait que l'Union européenne ait une vision
commune et qu'elle se dote d'institutions politiques s'appuyant sur une
volonté et un contrôle populaires. Sans cela, elle va se diluer dans le
marché sous hégémonie américaine.

-  Allons-nous vers une production sans hommes ?

-  Ce n'est pas impossible, mais pour le moment nous allons sûrement vers
l'entreprise sans salariés permanents et à plein temps. L'entreprise se
transforme en un système auto-oganisateur de réseaux reliant un très grand
nombre d'unités souvent minuscules. Beaucoup de celles-ci sont des
entreprises individuelles sans capital autre qu'intellectuel, donc
immatériel. Que produisent et vendent les grands et les petits Bill Gates ?
Des produits intangibles dont le coût est impossible à évaluer et dont le
prix dépend du monopole qu'ils réussissent à s'assurer pendant un temps. Le
revenu qu'ils se procurent tient davantage de la rente technique, d'énormes
rentes, que de la rémunération d'un travail. Mais comment fonctionne une
économie qui crée des richesses que quasiment personne n'est régulièrement
payé pour produire ? Elle fonctionne mal. La richesse créée ne diffuse plus.

-  Quel discours peut-on imaginer, qui saurait accompagner l'éclatement du
travail ?

-  Selon quels principes peut-on distribuer la richesse socialement
produite quand de moins en moins de gens sont régulièrement salariés pour
la produire ? Que faut-il faire quand le temps de travail immédiat n'est
plus la mesure du travail ni le travail la mesure de la richesse ? Eh bien,
il faut garantir à tous un revenu de base suffisant, indépendant du temps
de travail et, finalement, du travail lui-même ! Le RMI n'est qu'un pas
misérable dans cette direction. On fait déjà beaucoup mieux au Danemark et
aux Pays-Bas, et on le fera aussi en Allemagne, d'ici deux ans. La garantie
inconditionnelle d'un revenu de base suffisant permet de transformer la
flexibilité chère au patronat en droit au temps choisi, en droit à négocier
collectivement et individuellement toutes les formes de travail discontinu.
Le débat, qui a lieu aussi en France, porte sur la question de savoir si la
garantie du revenu de base doit être inconditionnelle ou si elle doit avoir
pour condition que, en l'absence d'un travail rémunéré, les gens assument
des tâches bénévoles dans le cadre d'associations homologuées. Cette
dernière condition me paraît inacceptable. Car si, pour subsister, je suis
tenu au bénévolat, je ne suis plus bénévole. La garantie d'un revenu
suffisant doit précisément avoir pour objet qu'une infinité d'activités qui
créent du sens, du lien, etc., puissent se développer pour elles-mêmes,
sans être assujetties à des critères extrinsèques.

-  Dans le même temps, des gens cherchent à élargir le champ de remploi,
par exemple avec les emplois-jeunes de Martine Aubry. Mais eux, au
contraire de vous, veulent en faire des empois rémunérés.

-  Il y a en effet une politique de l'emploi pour l'emploi dont l'objectif
non dit est d'empêcher à tout prix le développement d'auto-activités. Or
l'emploi ne peut être un but en soi. Le but ne peut être que ce que le
travail emploi, professionnalisé et monétarisé, permet de réaliser seul, ou
mieux, ou plus efficacement. La question à poser n'est donc pas: Comment
fournir le maximum d'emplois? Mais: Quelles activités, quelles compétences
faut-il professionnaliser, et lesquelles faut-il absolument protéger contre
la professionnalisation parce qu'elles sont ou devraient être des
compétences communes, non formalisables, ni tarifables, ni transmissibles
par un enseignement formel ?
Il y a à ce sujet une différence essentielle entre l'approche de Claude
Allègre et celle de Martine Aubry qui promet de "vrais" emplois avec une
vraie formation pour un vrai métier, certifié par un diplôme professionnel.
Or, chaque fois que vous avez une profession certifiée, vous retirez une
activité du champ des compétences communes à tout le monde. Vous créez ce
qu'Illich appelle "un monopole radical", et vous disqualifiez les "savoirs
vernaculaires" dont est faite la culture du quotidien, l'art de vivre.
La politique de l'emploi pour l'emploi finit par faire de chacun le
spécialiste certifié d'une seule activité, incompétent, dépendant et
irresponsable pour tout le reste. S'il faut des spécialistes pour tout, si
toute activité est un moyen de gagner sa vie, personne ne sait résoudre les
problèmes quotidiens de la vie et se prendre en charge.

- De cela, il peut aussi y avoir une lecture libérale... Avec l'entreprise
individuelle, Alain Madelin propose à chacun de se prendre en charge.

- Anthony Giddens dit la même chose, mais en ajoutant très judicieusement
qu'il appartient à la société de s'attaquer à la cause des risques qu'elle
fait courir aux individus et, d'autre part, de fournir les moyens qui
permettent aux individus de mieux se prendre en charge. Ce qui suppose
notamment que tous aient un accès illimité et permanent à toutes les
ressources culturelles, à toutes les sources du savoir, aux outils
d'auto-activité et auto-production qui leur permettent de réduire leur
dépendance à l'égard des échanges marchands et de l'État.
Si l'on tient que "le monde doit être présenté aux jeunes non pas comme
construit, mais comme à construire", selon la formule de Gilles de Gennes,
il est impératif qu'ils réussissent à s'émanciper, psychologiquement et
économiquement, des routines du travail emploi, des formes d'activité et de
vie stéréotypées, balisées et prévisibles. Impératif qu'ils découvrent le
goût de l'aventure, de l'improvisation, de l'invention, de la découverte.
Or, si seuls doivent être assurés d'un revenu de base celles et ceux qui,
durant les intermittences de leur travail emploi, se livrent à des
activités reconnues "socialement et économiquement utiles", qui jugera de
cette utilité ? on ne peut quand même pas évaluer les instituants selon les
normes de l'institué."




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