Colloque franco-germano-hongrois: L´avenir du travail - Le travail de l’avenir
Deutsch-französisch-ungarisches Kolloquium: Die Zukunft der Arbeit - Die Arbeit der Zukunft
Francia-német-magyar diákeszmecsere: A munka jövöje - A jövö munkája

Jean-Marc Ferry: Pour une autre valorisation du travail. Défense et illustration du secteur quaternaire (Interview) 
Esprit (E) : D'un point de vue très concret, comment cette allocation est-elle comptée: est-elle égalitaire, participe-t-elle d'un système de redistribution ? D'autre part, ce secteur quaternaire dont vous cherchez les conditions de possibilité n'est-elle pas une réponse aux évolutions provoquées par la robotisation?
J.M.F. : Le versement de l'allocation universelle doit être égalitaire. Autrement dit, iI s'agit de donner la même chose aux pauvres et aux riches et non de donner plus aux pauvres qu'aux riches. Elle diffère donc dans son esprit, des systèmes de prestations sociales, pensés comme une compensation. Ici, on ne prend pas en compte la situation de telle catégorie de personnes, il suffit d'être citoyen majeur.

La principale objection concerne l'apparente injustice de cette allocation qui serait distribuée de la même façon au banquier et au sans-abri. Mais l'objection est largement désamorcée si l'on considère que le revenu de citoyenneté serait un revenu primaire, c'est-à-dire imposable. La redistribution se ferait alors par le biais de l'impôt sur le revenu. D'habitude, il est vrai, les revenus sociaux, considérés comme secondaires, ne sont que rarement soumis à l'impôt. Celui-là serait primaire et imposable: si le sans-abri reçoit au titre de l'allocation environ trois mille francs par mois (sur la base de 15 % du PNB), il le conserve intégralement, alors que le riche banquier peut être imposé au taux de la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu (par exemple 70 %). Par conséquent, la redistribution a bien lieu par ce mécanisme fiscal.

D'autre part, le secteur quaternaire serait en effet une réponse aux conséquences de ces mutations structurelles. Nous connaissons le secteur primaire dont, avec l'exode rural, les forces productives se sont déversées dans le secteur secondaire et ont alimenté la révolution industrielle; ce secteur secondaire s'est dégagé à son tour dans un secteur tertiaire de services actuellement pléthorique. Nous sommes donc dans une situation où les exclus de la grande production n'ont plus de secteur d'accueil, et la notion de secteur quaternaire figure l'idée de ce secteur d'accueil. Mais, pas davantage que le secteur tertiaire, ce secteur quaternaire n'est un secteur de gestion de la misère sociale. Il existe simplement une ambivalence liée aux mots. L'économie qui se dégagerait à partir de ce secteur quaternaire pourrait, en un certain sens, être appelée économie sociale. J'entends par là une économie qui retrouverait des fonctions de socialisation. Ce qui me paraît le plus important dans la période de mutation actuelle, ce n'est pas seulement le découplage entre la croissance de la production et l'amélioration de l'emploi, mais aussi la perte de la fonction socialisante de l'économie par son détachement de la société civile. Quand émergea l'illusion d'une société civile autonome, au début du XIXe siècle, l'économie avait un rôle socialisant. Et la civilité prenait un sens nouveau par rapport à celui qu'il avait au XVIe siècle, celui d'une aptitude à se comporter dans le monde et sur le marché, à faire l'apprentissage de médiations longues. Un nouveau type d'homme s'imposait, poli, sans aspérité. Les gens se socialisaient avec le marché et l'économie.

Le grand événenent auquel nous faisons face est la disparition de cette fonction de socialisation de l'économie alors que, dans le même temps, les médias principaux de socialisation (l'école, l'entreprise) perdent de leur puissance intégratrice sans que nous voyions ce qui pourrait les remplacer. L'idée du secteur quaternaire en tant qu'économie resocialisante, est celle d'un secteur d'activités qui doivent être, pour remplir leur rôle, à la fois personnelles et autonomes, c'est-à-dire non mécanisables. La définition se déduit de la situation. Au terme de l'apparente réification totale du système économique se profile une sorte de rédemption avec l'existence d'un secteur d'accueil libérateur pour l'activité. C'est alors que le travail retrouve une valeur véritablement autonome, puisqu'on ne travaille plus sous la contrainte mais pour les besoins de l'identité personnelle et de la reconnaissance sociale. Cela participe d'ailleurs également de l'autonomie politique car, pour se sentir citoyen, il est indispensable de participer aussi à la définition de l'utilité sociale.

Ce secteur sera moins exposé que les autres à la concurrence internationale, mais il ne sera pas protégé: la contrainte sera simplement détendue par le fait qu'à chaque retour de cycle, on est assuré de retrouver un revenu, même si l'on a échoué dans son entreprise. Il serait également souhaitable de sanctuariser fiscalement les entreprises nouvelles susceptibles d'entrer dans la catégorie des innovations sociales afin de stimuler l'essor d'un secteur quaternaire. A la différence d'aujourd'hui, des jeunes qui voudraient lancer un produit nouveau peuvent se permettre d'échouer trois ou quatre fois grâce à l'allocation universelle. Celle-ci détend la contrainte de réalité sans toutefois l'abolir. Il y aura cependant des dégâts à prévoir, car la garantie d'un revenu de base inconditionnel pourra autoriser l'installation dans la marginalité, la drogue ou la délinquance. Détendre la réalité a toujours un coût, mais il devient nécessaire de le faire pour offrir aux jeunes une médiation objective entre l’école et l'entreprise.


André Gorz: "L'emploi du temps n'est plus le temps de l'emploi " (Interview)
Libération (L.) : Ce thème du travail est aujourd'hui central. Dans quelle optique l'abordez-vous?
A.G.: J'essaie d'envisager le terme ultime auquel, en vertu de leur logique propre, mènent les mutations présentes. Or cette logique débouche sur l'abolition du salariat et du capital, selon des modalités qui sont d'ailleurs celles que prévoyaient les Grundrisse de Marx et que reconnaissent aujourd'hui certains penseurs patronaux « subversifs ». Il faut se placer dans cette perspective et se demander ce qu'on peut faire pour s'approprier le travail, pour avancer dès à présent dans le sens de cette appropriation. Il faut se retirer mentalement de la société salariale, de la société de travail comme seule forme de société; voilà ce que j'appelle l'Exode. Le premier acte de tout changement politique, de toute transformation de la société, est un changement culturel. La première tâche, c'est la production de ce que Felix Guattari appelait la subjectivité: la création de nouvelles socialités qui ne soient fondées ni sur l'échange marchand ni sur la vente de la force de travail.

L. : Vous parlez également de l' Exode du capital pour indiquer que le capital s'est dégagé de sa dépendance de l'Etat et que l'Etat s'est mis au service des entreprises. Faut-il voir, derrière cela, un "cerveau capitaliste"?
A.G.: Le sens de ce qui se passe actuellement n'apparaît que si on fait en effet l'hypothèse d'un acteur. Ce n'est pas un processus naturel qui nous est tombé du ciel. Il s'agit d'un contre-projet du capital, qui, dès le début des années 70, a eu les moyens de reprendre le pouvoir sur tout ce qu'il a toujours abhorré: le pouvoir politique sur l'économie.

L.: Comment le capital s'y est-il pris?
A.G.: Rien n'eût été possible sans l'informatisation. On était dans une société dont la source de productivité était l'énergie, qu'il fallait produire en quantités de plus en plus grandes. On est passé à une économie fondée sur l'information, celle qui, par bits électroniques, permet de stocker non seulement du savoir mais aussi du savoir-faire, et de le mobiliser à volonté n'importe où et n'importe quand. Grâce à la révolution informationnelle, il devenait possible d'abolir les barrières dans les échanges mondiaux et d'abolir massivement le travail salarié, d'abord dans l'industrie et ensuite dans les services. Nous étions arrivés au refus ouvrier du taylorisme, au nom précisément du droit de l'individu sur son savoir-faire, sa qualification, la nature de son travail. Cette crise a été résolue en rendant à l'ouvrier la possibilité de développer un savoir, en lui restituant une certaine autonomie, tout en le plaçant sous la menace permanente du chômage.

L .: Selon vous, abolition du travail et abolition du capital vont ensemble?
A.G.: Du moment que le capital se financiarise, il ne sait plus quoi faire de la plus-value produite! Aujourd'hui, l'argent cherche à produire de l'argent sans passer par le travail.

L .: L'un des changement les plus radicaux ne tient-il pas à ce que le « nerf » de la production et de richesse soit maintenant dans l'information, la science, les savoirs, l'imagination?....
A.G.: C'est dans les Grundrisse de Marx qu'on trouve la notion essentielle de « niveau général des connaissances d'une société », de general intellect. A l'heure d'Internet, de la cybernation, de l'informatisation, de la mise en réseau de tous les savoirs, il est encore plus aisé de voir que le temps de travail ne peut plus être pris pour mesure du travail, ni le travail pour mesure de la richesse produite, puisque le travail immédiat de production n'est, en grande partie, que le prolongement matériel d'un travail immatériel, intellectuel, de réflexion, de concertation, d'échange d'informations, de mise en commun des savoirs, bref, du general intellect. Il est virtuellement possible aujourd'hui que l'utilisation de la force de travail possédée par chacun conduise à un développement fantastique de l'autoactivité et que la richesse n'ait plus besoin d'être produite dans des entreprises capitalistes avec un capital fixe, une direction, un marketing, etc. La demande doit donc être celle de lieux de vie, d'activités, d'échanges, où les gens puissent produire et de la socialité et de la richesse, matérielle et immatérielle.

L.: Comment l'Etat trouverait-il intérêt à laisser faire cela?
A.G.: Il y sera obligé pour éviter la guerre civile, l'effondrement complet de la société. Comme on le voit se produire en Amérique du Sud, mais aussi aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne où un tiers des ménages ne compte pas une seule personne qui travaille de manière régulière.

L.: Vous avez toujours refusé dans le passé le revenu social garanti. Pourquoi le proposez-vous maintenant?
A.G.: Je n'avais pas alors intégré la notion de general intellect, le fait que c'est l'acquisition de facultés non productives en elles-mêmes qui est la grande source de productivité actuelle. Aussi devient-il de plus difficile de définir une quantité de travail incompressible à accomplir par chacun au cours d'une période déterminée. Seule donc l'allocation universelle et inconditionnelle d'un revenu de base suffisant, cumulable avec le revenu d'un travail, peut inciter à réduire l'activité professionnelle au profit d'une vie multiactive, et évite d'avoir à se battre sur un marché du travail saturé pour obtenir quelques miettes.

L.: Vous vous attendez à ce qu'on parle, à ce propos d'utopie, non?
A.G.: Ecoutez, aujourd'hui déjà 50% du revenu (60% dans certains pays) est du revenu social indépendant de tout travail: RMI, indemnités et allocations diverses, etc. Le revenu garanti à tous va devenir incontournable. Sans lui, presque personne ne pourra acheter les richesses produites, parce que personne ou presque n'aura été payé pour les produire. La revendication d'une allocation inconditionnelle et suffisante a dès à présent une valeur mettons "heuristique": elle dégage le sens sur lequel ouvre l'évolution actuelle.

L.: Mais cela ne risque-t-il pas de provoquer une désaffection du travail? Qui voudra encore "aller au travail"?
A.G.: D'une part on dit que le travail est une source de réalisation de soi, de satisfaction, d'identité, d'insertion sociale, d'autre part on dit que si on ne les paie pas, les gens n'iront pas travailler. Il faut s'entendre! J'insiste quant à moi sur le fait qu'il faut que le travail devienne une activité qu'on a envie de faire, et par laquelle on s'épanouit. La finalité de l'allocation inconditionnelle est celle d'une société où la nécessité du travail ne se fait plus sentir comme telle, parce que chacun se trouve sollicité et entraîne par un foisonnement d'activités artistiques, sportives, artisanales, techniques, scientifiques, écologiques, et trouve la "richesse" dans ces activités et leur partage. Un pas dans ce sens est que tout le monde puisse choisir sa forme de travail discontinu ou à temps très réduit tout en étant assuré d'un revenu suffisant. Cela existe en Europe du Nord. Les autoactivités en deviennent finalement prépondérantes. L'emploi du temps n'est plus le temps de l'emploi.

L.: Comment, pratiquement, peut-on aller dans cette direction?
A.G.: Cela ne se fera pas tout seul, mais le fait de montrer qu'il y a d'autres rapports sociaux, d'autres systèmes de valeurs qui sont à notre portée, est la condition pour qu'ils naissent et se mettent en place. La prise de conscience est la condition de tout le reste, mais je ne peux pas fournir tout le reste, ni le sujet-acteur de la révolution! Chez les précaires surtout, on trouve des pratiques qui pour moi préfigurent une société postsalariale et postconcurrentielle, où les gens se mettent ensemble et font des compétitions non pas pour gagner les uns sur les autres mais pour se faire mutuellement. La société athénienne était comme ça, c'est ça la société de culture vers laquelle il faut aller. 

L.: Doit-on qualifier de marxiste, de post-marxiste?
A.G.: Le marxisme est mort, Marx non. Mais déjà mon livre "Adieux au prolétariat" était traversé par l'interrogation suivante: qu'est-ce qu'il y a chez Marx qui a permis à cette pensée des dégénérescences absolument dogmatiques et totalitaires?

L.: Votre livre est d'un militant? D'un prophète?
A.G.: Ce livre est assez complexe pour qu'on y trouve des fils que l'on peut reprendre et se dire: tiens, je ne l'ai pas vu la première fois. Un livre doit être aussi un objet d'art qui donne aux gens le goût de l'écriture, du travail de la langue, de la pensée.