http://www.edicom.ch/temps/ts72/travail2.html
 

Ce n'est pas le travail qui manque!

A condition que nous sachions le réinventer

par Jean Boissonnat
Ce n'est pas le travail qui manque. Mais la clairvoyance pour comprendre qu'il est en train de changer radicalement; et l'imagination qu'il faut pour l'organiser autrement. Dans vingt ans, selon ce que nous aurons fait ou non, l'Europe continuera à compter plusieurs dizaines de millions de chômeurs, ou alors les Européens travailleront différemment.

Cet article ne propose pas des recettes pour réduire le chômage dans l'immédiat, mais tente d'explorer plusieurs avenirs possibles, à partir de l'observation des grandes tendances à l'œuvre dans nos sociétés et d'un choix d'hypothèses jugées pertinentes par la majorité des membres d'un groupe que j'ai eu l'honneur de présider, d'experts désignés par le Commissariat général du Plan, à Paris, pour "plancher" sur le thème du travail et de l'emploi en France à l'horizon 2015.

Nous avons peine à imaginer combien le travail a changé au cours de l'histoire. L'idée que nous en avons aujourd'hui n'a pas deux cents ans. Il serait étrange qu'elle ne continue pas à se modifier.

Longtemps considéré comme une peine, comme un coût pour l'humanité, le travail est devenu progressivement, avec la société industrielle, une source de prospérité pour tous et un moyen de réalisation personnelle pour chacun -même s'il y a, aujourd'hui encore, un grand écart entre l'idée abstraite que l'on peut s'en faire et la réalité quotidiennement vécue par les travailleurs: le même homme qui regrette la fermeture des mines sait qu'il va mourir de la silicose.

En schématisant, on peut distinguer, de nos jours, trois grandes fonctions du travail. Une fonction de production, c'est-à-dire de création de richesse. Une fonction de répartition, c'est-à-dire de distribution d'un salaire libre d'affectation comme prix d'un travail accompli. Enfin, une fonction d'insertion, le travail permettant aux individus de trouver une place dans le tissu social et le moyen de s' exprimer et de s'y réaliser. Or ces grandes fonctions connaissent de profondes transformations. La fonction de production est modifiée par le développement économique. Jamais aussi peu de personnes n'ont été en contact direct avec la terre, la pierre, le métal, ou tout autre matériau. Cela n'est pas sans conséquence sur les mentalités, car le contact avec la matière est aussi une façon de se réaliser, de se mesurer, de se connaître; raison d'ailleurs pour laquelle le bricolage est promis à un bel avenir, comme substitut au travail manuel en entreprise. Une société sans travailleurs manuels court des risques évidents d'instabilité.

Dans un même temps, le secteur des services crée de nombreux emplois. Si l'on considère l'ensemble des pays de l'Union européenne, l'évolution comparée de la production et de l'emploi est saisissante: de 1961 à 1970, la production a cru de 4,8% par an et l'emploi de 0,2%; de 1971 à 1980,1es croissances respectives ont été de 3 % et de 0,3 %; de 1981 à 1990, de 2,4 % et de 0,5 %. Autrement dit, l''efficacité de la croissance de la production en matière de création d'emplois est quatre fois plus élevée aujourd'hui qu'il y a trente ans. Ce n'est pas étonnant, car la productivité dans les services est moins élevée que dans l'industrie, même si elle connaît des progrès du fait de l'informatique. [On pourra lire à ce propos: "Des services enfin efficaces. La révolution, vous dis-je!", par Myron Magnet, dans "Le Temps stratégique No 59, de septembre 1994].

On a coutume de désigner les grandes époques de la révolution industrielle à travers les "moteurs" dont chacune a vu l'inauguration: la machine à vapeur à la fin du XVIIIe siècle; le moteur à explosion à la fin du XIXe; le microprocesseur à la fin du XXe. Mais ce qui définit mieux encore l'évolution de nos sociétés, ce sont les modes d'organisation du travail. Or, de ce point de vue, nous vivons aujourd'hui une rupture complète. Grâce à l'informatique, les machines commandent désormais aux machines. L'ordinateur a détruit le taylorisme. L'homme n'a plus besoin d'être un automate à la Charlie Chaplin, puisqu'il a lui-même créé des automates artificiels. Et dans les entreprises, le travailleur dialogue de moins en moins avec son chef d'atelier, de plus en plus avec le client. Ce n'est plus dans la production que les emplois se développent, mais dans la commercialisation et dans les services.

Un auteur américain, Stan Davis, a parfaitement résumé ce phénomène dans 2020 Vision: "Chaque client, y écrit-il en effet, est un marché. Chaque employé, un entrepreneur." C'est pourquoi les entreprises doivent se réorganiser en réseaux, ce qui veut non seulement dire qu'elles doivent se concentrer sur ce qu'elles savent faire le mieux et transférer à leur fournisseurs ce qu'ils font mieux qu'elles et moins cher; mais aussi qu'à l'interne, elles doivent démultiplier les niveaux d'initiatives et de responsabilités. Moins, d'ailleurs, pour améliorer les conditions de travail de leurs employés, que pour être au plus près de leurs clients et soigner ainsi la rentabilité de l'entreprise.

Le vrai patron d'une entreprise n'est ni son président, ni son actionnariat, ni son personnel, ni un syndicat, mais le client. Lequel a de plus en plus d'exigences, c'est-à-dire de besoins. Ces besoins peuvent donner naissance à des activités économiques nouvelles, allant de la livraison de pizzas à domicile à dix heures du soir jusqu'à la rédaction des feuilles d'impôts par un cabinet spécialisé, en passant par le gardiennage d'immeubles ou la consultance en gestion de patrimoine. A la différence de la production de biens industriels, la production de services ne se heurte à aucune limite due à la saturation de l'espace.

Le vendeur ne peut considérer chaque client comme un marché que s'il peut intervenir directement et rapidement sur les chaînes de production, les circuits de distribution et les services à la clientèle. Hier, seuls les costumes de luxe étaient faits sur mesure. Demain, tout le sera.

Considérer chaque salarié comme un entrepreneur, c'est lui donner la marge d'initiative et de créativité correspondant à son niveau de qualification, et lui permettre d'accéder naturellement, tout au long de sa carrière professionnelle, à des formations adaptées à ses besoins et à ses capacités. Cette "personnalisation" du travail est peu compatible avec des systèmes qui hiérarchisent les gens en fonction de leurs diplômes et répugnent à les rémunérer selon leurs performances, notamment dans les emplois modestes. Pourtant un chauffeur qui tient son camion toujours propre "vaut " bien plus que celui qui en néglige l'entretien; et une standardiste aimable attire plus de clients qu'une standardiste tout juste polie. Ce basculement généralisé des travailleurs vers les services exigera d'eux, cependant, bien plus qu'une élévation de connaissances techniques: une transformation de mentalité. Les travailleurs peuvent bien apprendre à l'école à se servir d'une machine, mais le service à la clientèle ne s'apprend que sur les marchés. La deuxième fonction du travail, à savoir la rémunération du travailleur, connaît, elle aussi, des transformations importantes. La part des revenus directs du travail dans les ressources dont chacun dispose n'a cessé de diminuer au cours des dernières années. Et le nombre de personnes qui perçoivent des revenus sans contrepartie immédiate de travail productif s'élève encore avec le chômage. À des niveaux de vie modestes, les individus peuvent même hésiter entre travail et non-travail. Et en France les cas ne sont pas rares, même s'ils ne sont pas les plus nombreux, où, en faisant jouer tous les systèmes d'allocations et tous les statuts juridiques, les familles peuvent disposer - sans travailler - d'un volume de ressources proche de celui de gens qui travaillent: effet pervers d'un système qui indemnise le chômage sans l'attaquer à la racine.

L'un des attraits du travail rémunéré a toujours été de pouvoir se procurer des ressources non affectées: chacun fait de l'argent qu'il reçoit ce qu'il veut, ce qui n'est pas toujours le cas dans certaines sociétés restées agraires où les travailleurs sont rémunérés en nature. Même dans nos sociétés, cependant, une bonne partie des prestations sociales sont, aujourd'hui encore, délivrées en nature; c'est le cas, par exemple, des remboursements des dépenses de santé. En revanche, les prestations familiales, les indemnités de chômage, les revenus sociaux minimaux, les retraites, sont des revenus monétaires non affectés, dont les bénéficiaires disposent librement. Il n'y a donc plus de lien nécessaire et évident entre la perception de revenus monétaires et l'exécution d'un travail. On se rapproche du moment où les prestations en espèces non directement liées au travail assureront la part majeure des revenus "libres" de la population.

Il reste à apprécier l'évolution de la troisième fonction du travail, celle de moyen d'insertion sociale et d'épanouissement personnel. Gandhi le disait déjà: "Le travail donne à l'homme sa dignité." "Animal social", l'homme a besoin d'appartenir à un groupe - clan, famille, fief, village, paroisse, école, entreprise... - pour se sentir exister. En outre, il éprouve aujourd'hui le désir de préserver son autonomie et d'élargir son champ de liberté personnelle en s'intégrant à plusieurs groupes à la fois. Il perçoit vite la famille seule, le village seul, l'entreprise seule, comme des prisons. Si beaucoup vivent le manque d'emploi comme une exclusion, c'est plus parce qu'ils sont frustrés d'insertion sociale que parce qu'ils sont privés de revenus ou souffrent de ne point participer à la production.

Mais les tendances même les plus lourdes, la démographie notamment, peuvent se retourner. La Suède a réussi par exemple, grâce à une politique familiale qui aide à concilier les responsabilités professionnelles et les responsabilités familiales, à faire remonter son taux de fécondité de 1,63 (naissance vivante par femme) en 1981 à plus de 2 depuis 1989. Cela est d'autant plus important qu'à l'horizon de vingt ans, le problème de l'Europe occidentale ne sera peut-être plus le chômage, mais le manque de main-d'œuvre. Nous aurons en effet épuisé les réserves qu'ont représentées, durant le dernier demi-siècle, les paysans écartés de la terre, puis les femmes attirées par l'emploi en entreprise, et enfin - nous y sommes - les ouvriers chassés des usines.

L'évolution démographique n'affecte pas seulement l'offre mais aussi la demande. De manière à la fois négative et positive. Négative, parce qu'un déficit de jeunesse tarit la demande de certains biens, les premiers équipements de la famille en particulier. Et positive, parce que dans vingt ans, sous l'effet du vieillissement général, un pays comme la France comptera 27 millions de ménages, c'est-à-dire 5 millions de plus qu'aujourd'hui, ce qui aura des conséquences évidentes sur la demande de logements, d'équipement domestique, de confort, de services de santé, de loisirs, d'assurances, de sécurité. D'ailleurs cette population se déplacera davantage, y compris dans l'ordre professionnel: au début des années 1980, un travailleur français sur cinq changeait d'entreprise tous les cinq ans; aujourd'hui, un sur quatre le fait; demain, ce sera plus encore. Les aspirations des Européens évoluent déjà dans des directions repérables: ils sont de plus en plus préoccupés de se trouver une identité sociale et d'être utiles; ils sont en quête d'autonomie et, pour certains, de responsabilités plus grandes; ils veulent davantage de temps libre, pour eux-mêmes, pour leur famille, pour des actions de bénévolat; ils demandent à être formés en continu pour pouvoir affronter l'accélération des changements techniques.

Ces tendances s'exprimeront dans un cadre économique qui va continuer d'évoluer vers une plus grande mondialisation. A l'horizon des vingt prochaines années, la Chine sera (après quels soubresauts inévitables?) l'une des grandes puissances économiques du monde. Dès la fin de ce siècle, elle pèsera plus lourd que le Japon dans l'économie mondiale -pas par sa richesse par tête, évidemment, mais par sa masse, puisqu'elle assurera près de 10 % de la production mondiale. Le nombre des pays qui se situeront dans l'espace de l'économie de marché ira croissant. L'interdépendance des économies continuera de s'intensifier -la part des échanges extérieurs a triplé en vingt ans dans l'économie américaine, par exemple. Les droits de douane imposés par les pays industrialisés passeront de 18 % en 1960 à 3 % en l'an 2000. Les investissements directs à l'étranger, qui représentaient 40 milliards de dollars par an avant 1980, en représentent 200 milliards aujourd'hui. A quoi s'ajoutent, bien sûr, les effets de la mondialisation de la finance. [On lira à ce propos le dossier "Finance, le chaos positif", dans "Le Temps stratégique" No. 70, d'avril 1996].

Les effets de cette internationalisation sur l'emploi sont complexes. La main-d'œuvre la moins qualifiée des pays développés entre d'ores et déjà en concurrence directe avec la main-d'œuvre des pays en voie de développement [on lira à ce propos "Les travailleurs des pays riches ont-ils encore un avenir?", par Gijsbert van Liemt, dans "Le Temps stratégique" No 65 de juin 1995]; un nouvel équilibre se cherche: aux États-Unis, par les prix (en dix ans, de 1979 à 1989, le salaire réel du décile inférieur y a baissé de 15 % tandis que celui du décile supérieur y a augmenté de 5 %); en Europe, par les quantités (dans les pays de l'Union européenne, le taux de chômage a plus que doublé entre la décennie 1970 et la décennie 1980, passant de 4 % à 9,2 %).

Mais d'un autre côté, l'entrée des pays en voie de développement dans l'économie de marché ouvre de nouveaux marchés aux produits et aux services des pays les plus avancés. Tout se passe comme si l'Occident échangeait avec l'Asie du travail moins qualifié contre du travail plus qualifié. Sur la durée, ce processus ne peut être que positif. Mais les transitions sont toujours difficiles: on ne transforme pas du jour au lendemain une "petite main" du textile en technicienne de logiciel ou en gérante de MacDo. Ces tendances lourdes ne ferment pas l'avenir. Elles se combineront en effet avec d'autres, plus volontaristes, telles que l'organisation politique du monde; l'organisation du système productif; la réforme du cadre juridique et institutionnel des relations sociales; et le changement de comportement des groupes sociaux et des individus.

Pour ce qui est de l'organisation du monde, la contradiction à surmonter est évidente: l'économie se mondialise, alors que, politiquement, la planète se fragmente. Lors de sa constitution, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations comptait trente États-membres; au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'Organisation des Nations Unies en comptait cinquante; bientôt elle en comptera deux cents. Daniel Bell avait pronostiqué: "Les États-nations sont trop petits pour les grands problèmes et trop grands pour les petits." Les Etats-nations ne vont pas disparaître pour autant, car dans un monde en voie d'uniformisation chacun voudra préserver son identité. La construction européenne constitue la première tentative historique de surmonter cette contradiction entre globalisation économique et fragmentation politique. Elle vise à mettre en commun certaines compétences liées à la souveraineté nationale. Mais rien n'est joué. On saura dans quelques années seulement si son élargissement aux pays de l'Est et son approfondissement dans les domaines monétaires et politiques seront compatibles.

Les autres tentatives pour organiser les relations entre nations d'une manière plus solidaire connaissent, aussi, leur heure de vérité. L'Organisation mondiale du commerce, héritière du GATT, n'en est qu'à ses premiers balbutiements. Le Fonds monétaire international ne remplit plus la fonction pour laquelle il a été créé, à savoir la gestion du système monétaire international: n'a-t-on pas vu le taux de change du dollar, qui est la principale monnaie du monde, varier du simple au double pendant la première partie de la décennie 1980, et reperdre cette marge depuis lors? La Banque mondiale, pour sa part, a cessé de jouer les premiers rôles comme investisseur dans les pays sous-développés: à l'origine, les flux d'investissements publics étaient deux fois plus importants que les flux privés, aujourd'hui ils ils sont quatre fois plus modestes. L'Organisation des Nations Unies elle-même, sollicitée de jouer les polices universelles, cherche les moyens d'y parvenir. Les vingt prochaines années testeront de manière décisive la capacité des nations à organiser leurs relations "autrement". Personne, aujourd'hui, ne peut affirmer que ce défi sera relevé. Le sort du XXIe siècle se joue dans les dernières années du XXe.

Même incertitude quant à l'évolution de notre système productif. Tout dépendra, en effet, de la rapidité avec laquelle il s'ouvrira aux révolutions que nous avons repérées: révolution de l'intelligence; organisation en réseaux; recentrage sur les métiers les mieux maîtrisés; recherche de la performance globale; décentralisation des responsabilités; reconstruction de l'entreprise autour du client-roi.

C'est dans l'ordre institutionnel et juridique, cependant, que les choix sont les plus ouverts. Nous pourrions, bien sûr, nous contenter de rafistoler vaille que vaille nos législations du travail et continuer à charger la puissance publique de recueillir les recalés de l'emploi. Nous pourrions faire participer davantage les syndicats à ce rafistolage. Mais nous pourrions aussi entreprendre de reconstruire radicalement le cadre juridique et institutionnel pour l'adapter aux réalités nouvelles. Au lieu de flexibiliser - comme le recommande l'OCDE - une réglementation sociale inadaptée, mieux vaut en effet élaborer une réglementation entièrement nouvelle qui soit à la fois plus légère et plus efficace. Puisque le chômage est, de nos jours, largement structurel, changeons les structures, et d'abord les structures juridiques! On pourrait combiner en modèles innombrables ces tendances lourdes et ces variables stratégiques. Mais il faut être raisonnable. Le groupe de réflexion que je présidais a donc choisi quatre scénarios, qui permettent de présenter quatre combinaisons typées.

Le premier scénario, dit de "l'enlisement", retient comme hypothèses que le projet européen avortera et que l'organisation politique mondiale se révélera peu favorable à la coopération entre nations; que les individus se replieront sur eux-mêmes et privilégieront le revenu plutôt que le temps libre; que les entreprises maintiendront en place leurs vieilles organisations rigides; que les institutions et le droit du travail ne changeront pas d'un iota; et que les États se trouveront une fois encore dans l'obligation de jouer à la fois les gendarmes et la Providence. Si ce scénario se vérifiait, l'Europe s'épuiserait à la fois à endiguer un chômage qu'aucune reprise économique ne parviendrait à résorber et à financer la survie des laissés pour compte. Chaque élection serait l'occasion, pour les candidats, de condamner le passé au nom du chômage, et pour les élus, de reproduire des solutions ayant prouvé leur inefficacité. Jusqu'au jour de l'inévitable explosion.

Le deuxième scénario, dit du "chacun pour soi", retient comme hypothèses que l'Union européenne progressera et que l'organisation politique du monde se révélera relativement favorable à la coopération; mais que les écarts entre revenus iront grandissant; que le système productif se soumettra à l'arbitrage de la compétition internationale; que les entreprises hériteront du pouvoir de réglementer le travail, pendant que les syndicats continueront à s'affaiblir. Si ce scénario se vérifiait, l'Europe se rapprocherait du modèle américain: certes le chômage reculerait, mais les inégalités, la précarité et la pauvreté empireraient.

Le troisième scénario, dit "d'adaptation", retient comme hypothèses que l'organisation mondiale se montrera peu intéressée à la coopération, mais que le système productif se montrera en revanche capable d'innovation, sera ouvert à un nouvel équilibre entre revenu et temps de travail, et que les législateurs entreprendront de réformer le cadre juridique des relations du travail, en y incorporant notamment la réduction continue des horaires. Ce scénario permettrait de mieux concilier cohésion sociale et ouverture au monde.

Quant au quatrième scénario, dit de "coopération", il constitue une sorte d'horizon idéal dans lequel se renforceraient mutuellement un ordre mondial et européen ouvert à toutes les formes de coopération, un système productif orienté résolument vers la performance globale, la possibilité de choisir son temps de travail, une collaboration loyale, enfin, entre patronat, syndicats et État, dans un cadre institutionnel neuf. On dit que le pire n'est jamais sûr. Pourquoi donc le le meilleur - ce scénario - serait-il nécessairement exclu?

Mais puisqu'il faut fixer un cap, le groupe que je présidais a marqué sa préférence pour une configuration se situant entre le scénario d'adaptation (le troisième) et le scénario de coopération (le quatrième), même si les scénarios gris de l'enlisement et du chacun pour soi sont hélas les plus probables. Il a postulé en outre que le travail restera, dans les vingt prochaines années, une voie essentielle d'intégration sociale; que le droit d'accéder au travail continuera d'être reconnu à chacun; que l'économie ne pourra se désintéresser de la cohésion sociale; que la mobilité professionnelle ne pourra pas être simplement contrainte, mais devra relever également d'un choix des individus; que la durée du travail continuera à diminuer, sous la forme, sans doute, de temps variables et choisis; qu'une nouvelle conception du travail sera construite; et qu'en tout état de cause l'État continuera à jouer un rôle irremplaçable dans la réduction des incertitudes et des inégalités.

Un débat oppose aujourd'hui, en effet, les États aux marchés. Mais l'on ferait fausse route si l'on imaginait que les marchés peuvent fonctionner durablement et utilement sans règles ni institutions pour les faire respecter. Le droit, la puissance publique, la concertation sociale ne sont pas des antidotes aux marchés, ils en sont la condition même. Si l'on supprimait les feux rouges dans les villes, au lieu d'améliorer la circulation, on figerait les voitures dans de gigantesques embouteillages. De même, si l'on fondait l'avenir des économies de marché sur l'anarchie et le chômage, on ne réussirait qu'à les paralyser. C'est pourquoi les six propositions qui suivent s'inspirent d'un double mouvement de soumission: du droit aux faits, et du marché au droit.

Proposition numéro 1: que l'Europe s'engage résolument dans la voie de l'unification. La monnaie unique - dernière étape de l'unification commerciale du continent, première étape de son unification politique - apparaît en particulier comme le choix historique à ne pas manquer. Sans elle, le marché unique sera menacé par des dévaluations compétitives, le dollar continuera d'imposer sa loi sans contrepartie, les taux d'intérêt résisteront à la baisse, quand bien même celle-ci dépendera au moins autant de la discipline interne des États. L'Europe monétaire sera politique ou ne sera pas. Elle sera aussi sociale, tant "l'économie sociale de marché" est inhérente aux sociétés européennes, de manière explicite en Allemagne, implicite ailleurs. La constitution d'un pôle européen, animé d'une volonté commune et doté de pouvoirs propres, permettra d'avancer dans la coopération à l'échelle mondiale, au sein notamment de la nouvelle Organisation mondiale du commerce, de l'Organisation internationale du travail et du Fonds monétaire international. Un État européen isolé ne pourrait pas obtenir de ces institutions qu'elles jouent un rôle effectif dans la structuration de l'économie mondiale. L'Europe, en revanche, le peut.

Proposition No 2: que les entreprises européennes favorisent le partenariat entre entreprises pour gérer les ressources humaines, entre grandes entreprises et sous-traitants, entre entreprises d'une même région, entre entreprises d'un même secteur. Que, pour un individu, il devienne naturel de passer du statut de salarié au statut d'entrepreneur, pour revenir, éventuellement, au statut de salarié. Il faut que les règles s'y prêtent et que les moyens financiers réunis dans ce but soient effectivement affectés à leur objectif. La création d'entreprises nouvelles devra donc être naturelle et simple (ce qui ne veut pas dire sans risque, car sans risque il n'y a pas d'entreprise). Ces entreprises nouvelles satisferont à des besoins nouveaux, tels qu'intermédiation électronique des services de gestion financière, de voyage, d'assurance; services de proximité (garde d'enfants, aide aux populations en difficulté); services personnels (de la santé à l'éducation en passant par les loisirs). On verra se multiplier les sous-traitants indépendants qui pourront être des entreprises unipersonnelles à domicile, de comptabilité, de publicité, de rédaction, de tests de personnalité, de marketing téléphonique, de secrétariat, de gestion d'impôts, de formation, etc. Tout devra être réorganisé pour faciliter le changement de métier, de statut, de localisation.

Proposition No 3: que l'on reconstruise nos systèmes de formation. Nos appareils éducatifs ne peuvent plus assurer seuls une formation qui devra être étalée sur toute la vie. La rupture classique en période d'études et période d'activités devra disparaître. Certes, il y aura toujours une période de scolarité obligatoire, qui donnera un socle de connaissances. Mais à l'intérieur même du système éducatif, il faudra se débarrasser de l'idée que si l'on enseigne, c'est pour la vie: pourquoi donc ne pas ouvrir la carrière académique, de façon temporaire, à certains professionnels provisoirement sans emploi ou à des personnes en période de transition entre la pleine activité et la retraite? Au-delà, il faudra instituer une pluralité des voies de formation et cesser de faire croire que certaines voies sont royales. Sinon, qu'adviendra-t-il des "centaines de milliers de jeunes détenteurs d'assignats universitaires", selon l'expression de Jean-Claude Chesnais et Michel Godet? Le diplôme ne garantit pas l'emploi et l'on peut se former efficacement ailleurs qu'à l'école. De la même manière qu'un salarié doit pouvoir, de façon naturelle, devenir entrepreneur et redevenir, éventuellement, salarié, un travailleur doit pouvoir commodément revenir en formation puis retrouver du travail. Cela exige une implication profonde, organisée et durable, de l'entreprise dans le processus de formation -ce qui devrait être, d'ailleurs, un excellent moyen de convaincre les employeurs que la formation est un investissement et non un palliatif. Ainsi finira-t-on par passer du contrat de travail au contrat de travail-formation, autrement dit au contrat d'activité dont je reparlerai plus loin. On peut imaginer qu'à l'horizon 2015, chaque travailleur devra consacrer à sa formation environ 10 % de son temps, étalé sur toute sa vie active.

Proposition No 4: que l'on continue à réduire la durée du temps de travail. La répartition juste esquissée entre temps de travail productif et temps de travail en formation ne devrait pas empêcher que la durée du travail ne poursuive son mouvement séculaire à la baisse. La durée du travail a diminué de près de moitié en un siècle. La révolution technologique en cours, fondée sur l'informatique et les télécommunications, permettra une nouvelle percée en la matière, qui ne sera rien d'autre, en définitive, qu'une répartition particulière des gains de productivité: une partie ira à l'élévation du niveau de vie (par la hausse des revenus); une autre partie à l'amélioration du genre de vie (par la réduction du temps de travail). Cette réduction ne sera pas forcément journalière ou hebdomadaire, ni généralisée, car le système productif et les individus ont aujourd'hui d'autres besoins.

Alors que la semaine de quatre jours pour tous apparaît trop rigide, le temps choisi semble devoir correspondre mieux à une économie recentrée sur la personne -en tant que client et en tant qu'individu désireux d'organiser sa vie plus librement. Il y aura des gens intéressés à travailler le week-end (ce qui favorisera l'amortissement des équipements et élargira les services à la clientèle), d'autres une semaine sur deux, d'autres neuf mois sur douze, d'autres encore quatre jours sur sept. Mais il faudra donner à cette profusion d'expériences un cadre légal qui empêche des inégalités trop fortes. Celui-ci pourrait prévoir un objectif de durée annuelle moyenne du travail de 1500 heures à l'horizon 2015, par exemple, temps de formation compris, contre 1650 heures aujourd'hui. À l'intérieur de ce cadre, toutes sortes d'adaptations particulières seraient possibles, sur une base contractuelle collective ou privée. Le développement du temps choisi permettrait au plus grand nombre de bénéficier de la fonction d'insertion sociale du travail, dont on a vu qu'elle conserverait une importance capitale au cours des prochaines années. Un pays avec 20 millions de travailleurs à temps plein et 4 millions de chômeur, n'est pas le même qu'un pays avec 16 millions de temps plein et 8 millions de temps partiel choisi (les deux catégories ne seront d'ailleurs pas étanches). Dans la première hypothèse, la société se coupe en deux; dans la seconde, elle conserve son unité grâce à l'insertion de tous par le travail. Pareilles évolutions ne se feront évidemment pas en un jour, mais elles devraient être un objectif majeur de la politique de l'emploi en Europe au cours des vingt prochaines années.

Proposition No 5: que l'on reconstruise le cadre institutionnel et légal du travail. Le nouveau droit devra avoir pour objectif de rendre compatible la promotion de l'emploi et la protection du travailleur, par le biais d'un concept nouveau, le contrat d'activité, qui engloberait le contrat de travail, mais ne le ferait pas disparaître. Ainsi que l'a montré Alain Supiot, le "travail-marchandise", que l'on peut découper en heures de travail, est appelé à reculer devant le "travail global", qui incorpore notamment les temps de formation. Il ne s'agit pas, pour autant, de reprendre le concept de "pleine activité", où l'on confond le travail productif avec toutes sortes d'activités socialement utiles, cela pour mieux justifier un système d'allocation universelle payée par la collectivité, visant à compenser une exclusion de fait du marché du travail. On ne fera pas disparaitre le chômage en décrétant simplement que les chômeurs accomplissant des tâches utiles sont des actifs qui méritent rémunération et ne sont donc plus des chômeurs. Pareil tour de passe-passe social ne tromperait personne. Pas plus qu'il ne s'agit de créer un "statut de l'actif" sur le modèle du statut du fonctionnaire.

Le contrat d'activité devrait donc être un contrat, impliquant des droits et obligations pour chacune des parties, et avoir un horizon temporel assez long, de l'ordre de cinq ans, qui couvrirait des périodes de travail productif en entreprises, de travail en formation et de congés d'utilité sociale (familiale par exemple). Pendant ces différentes périodes, "l'actif" conserverait ses garanties sociales; son mode de rémunération, en revanche, pourrait varier sensiblement.

Le contrat serait conclu entre "l'actif" et un collectif comprenant un réseau d'entreprises constitué librement et d'autres acteurs publics ou privés (chambres de commerce, collectivités locales, écoles, associations diverses). Ainsi une entreprise temporairement privée d'un certain volume de commandes, pourrait prêter certains salariés à une autre entreprise, les faire travailler à temps partiel, les placer en formation, les aider à exercer pendant un temps une activité indépendante, ou encore dégager à leur intention du temps pour d'autres activités sociales.

Le salarié conserverait pendant tous ce temps les garanties d'un contrat d'activité, moyennant l'exécution de tâches précises. Il ne serait pas jeté dans la poubelle du chômage. Pour éviter toute dérive, son contrat d'activité devrait toujours comporter un sous-contrat de travail, c'est-à-dire que l'actif serait nécessairement embauché par une entreprise ou une organisation. Le chômage ne disparaîtrait pas dans sa totalité mais, outre qu'il serait réduit (en cas de licenciement, une grande partie des travailleurs pourraient continuer d'être actifs à l'intérieur du nouveau contrat), il pourrait être mieux géré.

Un tel bouleversement, non seulement des règles mais aussi des esprits, ne s'opérera pas du jour au lendemain. Raison de plus pour l'engager dès maintenant à partir d'expériences concrètes déjà mises en œuvre. Dans la pratique, les contrats d'activité devraient se situer dans le cadre d'accords entre employeurs et salariés, accords qui ne devraient être applicables que si la majorité des salariés, qu'il soient représentés ou non par des organisations professionnelles, y souscrivent. Une chance historique s'ouvrirait pour les syndicats d'enrayer leur perte d'influence.

Toutes les actions évoquées ici devront être soumises à la réflexion et à la critique pour être utiles. Elles ont leur cohérence. Elles ne sont pas, pour autant, intangibles. On a vu que les mots "activité", "travail" et "emploi" ne sont pas équivalents. L'activité englobe toutes les actions socialement utiles. Le travail est une activité normalement rémunérée. L'emploi est un travail organisé dans la durée.

Si l'Europe s'enferme dans une succession de plans nationaux de lutte contre le chômage, elle ne connaîtra que des déceptions. Son avenir est dans la définition d'une politique pour le travail, redéfinie à la lumière des nouveaux comportements, des nouvelles technologies et de la nouvelle organisation politique du monde. Si l'on essaie de changer la société par le haut, on attendra longtemps ou l'on y perdra sa liberté. Finalement, ce sont les gens qui, par leurs désirs et par leurs refus, changent la société. Il faut les y aider en construisant et diffusant une culture de la responsabilité. Car, je cite Saint-Exupéry, "nul ne peut se sentir à la fois responsable et désespéré".



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