Un nouveau New Deal est en marche

YANN MOULIER-BOUTANG

Tous ceux qui travaillent tantôt comme salariés, tantôt à leur compte, au rythme des charettes, par à-coups ont besoin d'une garantie de revenu pour déployer leur force d'invention. […] Le Revenu de Citoyenneté Universel constitue la reconnaissance du caractère social, collectif de la création de richesse. Il abolit le salariat dans son aspect corporatiste, disciplinaire, ostracisant à l'égard des "sans-emplois".  
Le premier des mérites de la lutte des chômeurs de cet hiver 1997-1998 aura été de faire vaciller en bloc des évidences. Vingt ans de consensus résigné sur le chômage effacés. Finie la pensée unique de la fatalité, bousculées les fourches caudines de la mondialisation à la monnaie unique, des critères de Maastricht.

La lutte des chômeurs sur les besoins immédiats, en urgence absolue, ne paye pas seulement parce que ces nouveaux pauvres qu'une sociologie larmoyante décrivait comme des exclus du travail, donc de la société, bref comme des "inutiles au monde" ont déjà arraché en un mois et demi, plus que les salariés n'en ont obtenu en 1995, plus que les camionneurs, plus que les sans-papiers. Mais surtout parce que le libéralisme des années quatre-vingt, déjà sur la défensive depuis que les entreprises ont dû avouer qu'elles ne possédaient pas la martingale du plein emploi, a été touché à mort dans son dernier sanctuaire : la fausse évidence qu'il n'y avait rien à attendre de la politique, d'un progrès ultérieur de la protection sociale et que l'on était réduit à négocier en douceur dans les dix prochaines années le rognement continuel des niveaux de bien-être social.

Certes la Gauche administrative au pouvoir (nous nous refusons de la baptiser de politique quand elle n'a guère pour programme qu'un talent certain de la gestion, et n'a toujours pas compris la formidable mue du capitalisme à l'égard du travail et du salariat) continue à vouloir "une société du travail et non une société d'assistés". Propos de banquet pour énarques quinquagénaires. Certes, un mouvement sans précédent dans l'Europe des quinze millions de chômeurs réunissant Paris, et la Province, touchant le Nord. comme le Sud, l'Est comme l'Ouest, demandant la prime de Noël, un relèvement de 1500 francs de minima sociaux, l'accès des moins de vingt cinq ans au Rmi, la fin du système dégressif d'indemnisation qui fait tomber à la trappe les chômeurs de longue durée, se voit dénier avec une condescendance professorale tout caractère de masse. Distinguo : ce qui est de masse c'est le chômage et pas le mouvement des chômeurs. Et si cette plaisanterie conduisait seulement ceux qui nous gouvernent à ne pas mesurer l'incroyable netteté de ce signal?

Dans l'histoire pluri-séculaire des luttes des Pauvres et des lois de l'Etat-providence, il se pourrait bien que ce mouvement social si particulier, marque les débuts d'une lame de fond. Tout à la fois l'aube d'une nouvelle législation du " droit à la vie" comme Speenhamland dans l'Angleterre de 1795et l'apparition à l'horizon enfin de ce nouveau New Deal sans lequel nous savons tous que les recettes keynésiennes de retour au plein emploi sont seulement des incantations fatiguées. De ce nouveau New Deal sans lequel la "bonne volonté " de la Gauche (la première comme la seconde) demeure au mieux sans contenu, impuissante et bègue, au pire obscène dans son apologie de la discipline du travail, dans sa défense des emplois au Smic ou à moins, dans son obstination à vouloir maintenir le caractère " incitatif "des minima sociaux.

Ce que nous entendons souligner ici c'est que la revendication d'un revenu universel de citoyenneté devient désormais le terrain central autour duquel devront désormais tourner tant la reconstruction d'un système de protection sociale dans une économie du travail intermittent, d'un travail omniprésent mais poreux et largement invisible à travers les lunettes du vieux salariat, que la redéfinition constitutionnelle de l'activité humaine, des sources réelles de la productivité, de l'invention, de la création de richesse sociale, du temps de travail et du statut légal de l'emploi. La protection sociale ne doit plus se régler à partir de l'étalon du Smic, sur des moitiés ou des quarts de Smic. Parce que le Smic est à peine un salaire de subsistance. C'est dire ce que représentent un temps partiel indexé sur le Smic, un stage étudiant dit " qualifiant" à 18oo F., des allocations de solidarité spécifiques à 2300 F ou le Rmi à 2800 F. Il en va d'une question de justice, il en va aussi d'une question de compréhension des mécanismes globaux de l'économie. Dans une économie moderne, complexe, hautement capitaliste, les chômeurs sont moins assistés que les bénéficiaires d'emplois et que les entreprises... On sait que déjà un tiers du revenu effectif des ménages ayant un salaire provient de la redistribution par l'État. Autrement dit les salaires du secteur privé sont "assistés ". Les libéraux purs et durs, protestent laissons faire le marché, supprimons la protection sociale, les salaires descendront mais l'on aura moins de chômeurs d'un côté, de l'autre favorisons la création d'emplois même s'ils sont gris (c'est-à-dire peu protégés) pourvu qu'il y ait une croissance de l'économie privée (on appelle cela le traitement économique du chômage par opposition au traitement social). En fait, c'est ce qui a été fait depuis plus de dix ans : subventions aux entreprises, mesures fiscales, zones franches et suppression partielle ou totale des charges sociales. Conclusion l'entreprise est largement assistée, la création d'emploi (le plus souvent à statut précaire) est elle aussi subventionnée. On a ainsi créé quelques milliers emplois, offrant aux employeurs d'embaucher de 15 à 50 % de moins que le coût du Smic. Mais cette subvention déguisée se paye puisque l'État acquitte lui les charges sociales. Avec le résultat qu'on sait plus de 3 millions de chômeurs et près de 85 % des emplois des nouveaux entrants sur le marché du travail sous la forme de statut au rabais un vrai dumping social. L'emploi dépend de la demande effective. On réduit cette dernière simplement à la consommation. Qu'est-ce qui nourrit la consommation? Les salaires répondent les économistes grassement nourris durant les Trente glorieuses au lait du plein emploi. Mais précisément les salaires dépendent de l'emploi. Et de l'emploi, il n'y en a pas. Et nous tournons en rond depuis trente ans. La demande effective ne dépend pas des salaires, mais des revenus. C'est pourquoi seul le revenu garanti est un facteur de création d'emplois normaux.

Quand plus de 70 % des Français expriment leur solidarité et leur sympathie pour les revendications des chômeurs et des précaires, ce n'est pas simplement parce qu'ils connaissent personnellement des chômeurs. C'est aussi pour quelques solides raisons qui apparaissent de plus en plus Tout d'abord, puisqu'assistance générale il y a, la solidarité d'un pays riche qui a doublé sa richesse nationale depuis vingt ans, doit d'abord aller à ceux qui subissent vraiment de plein fouet la précarisation de l'activité. Ensuite, des niveaux élevés de minima sociaux sont la seule garantie contre la prolifération du travail précaire sans statut (CDD, stages multiples, temps partiels imposés, intérim) ainsi que contre les salaires très bas. Il est vrai comme le soulignaient immédiatement Sarkozy puis Jospin, qu'un relèvement important des minima sociaux entraînera une crise du travail à temps partiel qui sera beaucoup plus refusé (sauf s'il est cumulable avec le Rmi ou l'ASS) et un relèvement du Smic. Mais à moins de vouloir faire de la France un pays de plein emploi à salaires de misère (ce qui creusera vertigineusement à l'anglaise, la pauvreté, et limitera la croissance durable), c'est exactement ce dont l'économie a besoin. D'un choc salutaire augmentant le revenu disponible

des ménages qui dépensent. Mais il est aussi une autre raison qui fait du revenu universel de citoyenneté la clé de la transformation de l'économie vers le haut et non vers le bas. Il n'y aura pas de mobilité sectorielle, de "souplesse" des créations d'entreprises, d'investissement dans les secteurs à haute technologie, s'il n'y a pas un nouveau filet de protection qui protège le travail immatériel, ce travail non reconnu pleinement par la société, actuellement exploité sans vergogne par les entreprises pionnières. Tous ceux qui travaillent tantôt comme salariés, tantôt à leur compte, au rythme des charrettes, par à-coups ont besoin d'une garantie de revenu pour déployer leur force d'invention. Tous ceux qui contribuent à la productivité collective, à la création des nouveaux territoires productifs, au développement durable, à la qualité de la vie, à la santé de la population, sont aujourd'hui aussi productifs que le salarié du secteur marchand. Le revenu de citoyenneté universel constitue la reconnaissance du caractère social, collectif de la création de richesse. Il abolit

le salariat dans son aspect corporatiste, disciplinaire, ostracisant a l'égard des "sans-emplois ". La répartition du temps de travail, de l'emploi disponible, pour être autre chose que la répartition de la misère, et l'accentuation des lignes de fractures, devra se construire sur ce nouveau socle social. C'est la pièce maîtresse d'un nouveau New Deal. Si la Gauche veut réussir à transformer le travail, à redéfinir la législation du travail, à le répartir autrement, à retrouver les chemins du développement, elle devra en passer par là. Nous ne lui demandons pas de forger l'impossible de toutes pièces. Nous lui demandons d'ouvrir les yeux sur ce mouvement de fond.

Qu'elle ne s'abrite pas non plus derrière la question du financement et du carcan des critères de Maastricht. Le redéploiement des ressources actuellement affectées à l'assistanat des entreprises, aux exemptions de charges sociales, le basculement à terme du système d'indemnisation du chômage vers un système à la Beveridge de solidarité universelle financé comme la CSG, offriraient déjà des ressources. Sans doute, quelques dépenses militaires pourraient-elles être revues à la baisse dans le cadre d'une unification européenne. Compte tenu des efforts déployés pour respecter les critères de Maastricht qui limitent l'endettement et le déficit budgétaire national, on pourrait imaginer que le premier pas concret du volet social de l'Union Européenne serait la contribution par le budget fédéral ou grâce à un emprunt gagé sur l'Euro, à hauteur de 30 % au financement de ce revenu universel de citoyenneté. Quant à la deuxième Gauche tourmentée par l'écart croissant entre le financement nécessaire des besoins sociaux croissants et la pression fiscale, nous lui suggérons de faire sienne à niveau de l'Europe la proposition J. Tobin de taxation des mouvements spéculatifs de capitaux. Une très faible imposition de l'ordre de 0,2 % de la valeur des transactions doublerait purement et simplement les recettes des États-Nations. Dans l'état actuel un doublement des minima sociaux qui les porterait au niveau du Smic actuel nous conduirait à 18o milliards pour un PIB, rappelons-le, de 7500 milliards. Rappelons enfin que les recettes fiscales produites par une relance effective de la croissance résorberaient en quelques années le déficit budgétaire. On croyait, à entendre la classe politique à gauche comme à droite, que la question du chômage et de l'emploi était la question fondamentale. Vu l'effort budgétaire, il ne le semble guère. Mais il est vrai qu'il s'agit la d'une révolution tranquille qui réclamera quelques occupations encore.




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