ÉLÉMENTS POUR LA REVENDICATION
D'UN REVENU GARANTI
INCONDITIONNEL ET UNIVERSEL

Par Antonella Corsani

La revendication d'un revenu dissocié de l'emploi a traversé les mouvements sociaux qui ont marqué l'histoire des trois dernières décennies. Si elle a rencontré des obstacles au sein même des mouvements et dans la société, ces obstacles relèvent moins de son caractère "utopique" (ou de son caractère irréaliste du point de vue de son financement) que de la barrière que constitue l' "idéologie du travail" encore dominante, confortée par une certaine culture de gauche qui fait du travail (et du travail salarié !) la source de toutes les richesses et donc la condition d'accès au revenu, comme récompense pour la contribution de chacun, par son travail, à la production de cette richesse. Une culture qui conçoit aussi le travail (et le travail salarié) "le" facteur de socialisation de l'individu. Dans le contexte actuel, qui est celui, depuis déjà trente ans, de la crise du plein emploi, de la "norme" de l'emploi à plein temps et à vie, la seule utopie pensable serait alors celle d'un retour…au plein emploi, à vie, et à plein temps. En oubliant, peut-être, que la crise de cette norme, a été aussi portée par les multiples lignes de fuite…le désir d'échapper à l'aliénation du travail massacrant dans les usines, le désir de savoir, le désir d'expérimenter des formes autonomes d'association, d'être mobile, de s'épanouire dans l'activité, en tant que coopération et invention, au lieu d'enfermer sa vie dans un rapport salarial à l'intérieur d'une entreprise, décidant à notre place quoi et comment le produire. En contradiction avec cette "utopie triste" du plein emploi, la revendication du revenu social garanti inconditionnel déplace l'axe des revendications de la continuité de l'emploi à la continuité du revenu. Les fondements de cette revendication peuvent être cherchés à l'intérieur d'une analyse des métamorphoses du salariat, de la nature de l'activité humaine mise en valeur par les capitaux, de la nature même de la richesse : qu'est que la richesse, comment on la produit, comment on la partage ? Quelle sont les conditions de la création, de l'invention du nouveau ?

Par ailleurs, loin des mouvements sociaux, et de leurs revendications, l'idée d'un revenu dissocié de l'emploi n'est pas étrangère à l'histoire de la pensée économique, et pas non plus au capitalisme qui a toujours inventé des formes de revenu dissociées de l'emploi (des lois sur les pauvres, …au revenu socialisé de l'Etat Providence, …aux minima sociaux, …à la prime pour l'emploi…)

J'essayerai ici de développer très rapidement deux points qui me semblent importants pour penser le revenu garanti inconditionnel et universel :

1. La généralisation de l' "intermittence" de la relation salariale.
Mon objectif étant de poser quelques éléments caractérisant l'éclatement du marché du travail et la métamorphose du rapport salarial, mais dans la perspective de lire ces transformations dans leur lien avec la transformation de ce qu'on produit et on vend, et de comment on le produit et on le vend. En d'autres termes, j'avancerai quelques interprétations possibles des liens entre mutations du salariat et mutation de l'activité (contenu et nature).

2. Le deuxième point que je veux aborder est celui des logiques qui ont fondé la prise en compte d'un revenu dissocié de l'emploi dans l'histoire de la pensée économique.
Mon objectif ici est de mettre en exergues les différences qui séparent les deux logiques, celle que l'on peut définir libérale, l'autre que l'on pourrait définir de la pensée critique. Les deux comportant plus qu'une différence dans le montant global des dépenses publiques à affecter à ce revenu dissocié de l'emploi, une différente composition de celles-ci, et donc une différente logique d'attribution et de financement.

1. La généralisation de l'intermittence…de l'accès au revenu

a. Chômage et salarisation croissante Depuis les années 1970 le chômage s'impose comme phénomène de masse dans tous les pays occidentaux, mais la montée du chômage s'accompagne d'une salarisation croissante, dans ces mêmes pays. En même temps, la salarisation concerne des populations de plus en plus nombreuses des pays nouvellement industrialisés et aussi du sud du monde. Ainsi, si le chômage prend une telle envergure, cela est étroitement lié aussi à la salarisation croissante, autrement dit, au fait que le salariat s'impose à tous comme condition (contrainte) d'accès à un revenu, à la monnaie.

Autant le salariat n'est pas un horizon indépassable de l'histoire, autant la catégorie chômage est une catégorie historique. "Loin d'être une forme naturelle que seuls les progrès de la science, économique et sociale, auraient permis -tardivement de découvrir, le chômage est, au contraire, une catégorie historique et sociale, susceptible à ce titre de transformations plus ou moins étendues" (Salais, 1988, "La flexibilité économique et la catégorie "chômeurs" : quelques enseignements de l'histoire" in Les sans-emploi et la loi hier et aujourd'hui" Calligrammes).

En quelque sorte, on pourrait même affirmer que la montée du chômage, la reconnaissance d'un chômage irréductible représentant 8% de la population active, est une manière puissante pour affirmer le rapport salarial comme seule condition d'accès au revenu, pour tous ceux qui n'ont pas accès à la monnaie par la propriété.

b. Chômage et progression de la population active : la féminisation du marché du travail Si le chômage devient une caractéristique structurelle du nouveau capitalisme, les difficultés de sa mesure révèlent des phénomènes complexes qui font que la réalité sociale ne peut plus être enfermée dans une logique binaire emploi - chômage. Les frontières entre activité, emploi et chômage deviennent floues du fait aussi d'une évolution en profondeur des normes sociales qui président à la définition de ce qu'est un emploi, de ceux qui y ont légitimement droit et de ceux qui y ont effectivement accès ; de ce qu'on considère comme du chômage, du non-emploi ou de l'inactivité (Maruani, Reynaud, Sociologie de l'Emploi, Repères 2001).

Tout d'abord, il faut souligner que le chômage progresse parallèlement à une forte augmentation de la population active. A titre d'exemple, en France, entre 1962 et 1999, on est passé de 19 millions d'actifs occupés à 23 millions, en même temps, le nombre de chômeurs est passé de 196 mille, à 3.4 millions, car pendant cette période, la population active, c'est à dire la population en age de travailler, ayant ou cherchant un emploi, a fortement augmenté, en passant de 20 à 26 millions entre 1962 et 2000. L'augmentation de la population active n'est pas le simple fait d'une augmentation de la population totale, elle est le reflet de transformations sociales qui se traduisent par :

·     D' une part, une forte augmentation de la composante féminine : plus de 5 millions d'actives supplémentaires entre 1962 et 2000.

·     D' autre part, un rétrécissement de la pyramide des ages : le nombre d'actifs de moins de 25 ans (élévation de l'age de la scolarité obligatoire, allongement de la durée des études) et de plus de 55 ans (abaissement de l'age de la retraite) a considérablement diminué.

Cette double tendance traduit ce que l'on pourrait considérer, par certains aspects, comme des progrès sociaux :

·     l'émancipation des femmes par le travail, autrement dit, la possibilité pour les femmes d'accéder à un revenu autonome de celui de l'époux, réduisant ainsi leur dépendance au sein de la famille, mais en les exposant à une nouvelle dépendance, du marché du travail et du rapport salarial. Cette tendance traduit aussi la possibilité nouvelle, pour les femmes, d'accéder à des emplois autres que ceux comme ouvrières dans les usines ;

·     l'accès généralisé à la formation par une nouvelle vague de scolarisation de masse portée par l'élévation de l'age de la scolarité obligatoire, par un rallongement important du temps de la vie consacré à la formation. Une transformation qui porte aussi, en elle, une nouvelle dépendance : celle des jeunes de la famille. En l'absence de mesures permettant aux jeunes d'accéder à un revenu dissocié d'un emploi, ils sont enfermés entre l'impossibilité d'accéder à leur indépendance vis-à-vis de la famille, et des emplois de "merde".

Il s'agit de mutations sociétales qui modifient la composition sociale, la place des jeunes et des femmes dans les sociétés occidentales, mais qui reconfigurent aussi, en le faisant éclater, le rapport de séparation de la sphère domestique et de la sphère publique.

A l'autre extrême, l'abaissement de l'age de la retraite (aujourd'hui en cause) avait signifié libérer une partie du temps de la vie de la contrainte au travail, par un revenu (la retraite) dissocié de l'emploi au présent, un revenu que loin de répondre à une logique individuelle de capitalisation, est un revenu socialisé.

c. Emplois dans le tertiaire et nouvelles activités capitalistes : "privatiser" la vie et sa reproduction Parallèlement, c'est la nature même des emplois qui change en profondeur, du fait, déjà, d'une montée des activités tertiaires : depuis les années cinquante la montée des emplois tertiaires s'accélère parallèlement à la baisse des actifs agricoles : entre 1955 et 1996 la part des emplois agricoles dans l'ensemble de la population active chute de 26 à 5%. Celle des emplois dans le tertiaire passe de 40% à 70%. Après 1974 la baisse des emplois dans l'industrie s'accélère : on passe de 39% en 1974 à 26% en 1990. En 2001, les emplois en agriculture ne représentent plus que 4.1%, ceux dans l'industrie 24.3%, le tertiaire emploie désormais 71.6% de la population active occupée.

Mais encore, les activités dans le tertiaire changent de nature : on assiste à un développement des activités de services aux entreprises (conseil, information, gestion informatique, marketing, publicité…) et de services aux personnes (aides aux personnes âgées, ménage, garde d'enfants…).

Généralement l'analyse économique s'arrête à ce stade de formalité. Peu est dit quant à l'affirmation, avec la globalisation et les politiques libérales, de nouveaux marchés, où du passage dans la sphère marchande d'activités auparavant relevant de la vie, et de sa reproduction. Je pense aux marchés de l'eau, de la santé, de la formation, de l'information, de l'éducation, de la reproduction biologique (procréation), du corps (organes sans corps), mais aussi à l'extension de la logique privée (et du marché) dans les champs de la culture et de l'art.

d. Chômage et précarité des emplois : l'intermittence du revenu Autre aspect très important que je voudrais souligner ici, c'est que le phénomène d'un chômage structurel s'accompagne de l'émergence de formes particulières d'emploi (Contrats aidés, intérim, CDD), et des emplois à temps partiel (qui concernent 16- 17% des salariés). En France, en 2000, on peut estimer que 50% de la population active est en dehors d'un contrat de travail à plein temps et à temps indéterminé. Le CDI à plein temps ne peut plus être considéré la norme sur laquelle asseoir les droits sociaux et le droit au revenu.

Mais encore, la précarité des emplois est de plus en plus vécue comme un risque réel pour tout salarié, et cela d'autant plus que ni la croissance macroéconomique au niveau de l'économie nationale et mondiale, ni une situation bénéficiaire au niveau microéconomique de l'entreprise constituent une garantie ni de la création d'emplois, ni du maintien des emplois existants.

On passe, en quelque sorte, "du système de plein emploi standardisé au système de sous-emploi flexible et pluriel" (U. Beck)

Si les formes particulières d'emploi prennent relèvent de différentes politiques de l'emploi et de différents statuts suivant les pays, elles se caractérisent toutes par la précarité des emplois. Je parlerais plus volontiers d'une "intermittence" de l'accès aux droits sociaux (associés à la condition de travailleur salarié), et au revenu. Cette "intermittence" se traduit par différentes intensités de la précarité des conditions de vie, en fonction des formes de welfare existantes (où qui "résistent") dans les économies occidentales. Je pense notamment aux systèmes d'indemnisation du chômage, mais aussi aux autres formes de revenu socialisé ( aide au logement, accès aux soins et couverture des frais de soins, etc.) Mais encore, derrière un phénomène "objectif", celui de la précarité et de l'intermittence de la relation salariale, il y a une multiplicité de situations et de subjectivités différentes. Entre les travailleurs peu qualifiés et les intello précaires, entre la précarité subie (mais dont on peut aussi apprécier les avantages) et la précarité choisie (mais qui peut se révéler source d'angoisse quant à la possibilité de disposer librement de sa vie, de son corps…).

Le risque pour tout salarié n'est-il pas, infine, de perdre, bien plus qu'un emploi, le droit à la vie et à l'épanouissement de sa vie affective, sexuelle, de sa vie comme possibilité de créer d'autres modes d'existence avec les autres, comme possibilité de créer d'autres mondes possibles ?

Trois lectures croisées du présent Mon objectif ici n'est pas de livrer l'ensemble des interprétations et analyses qui sont données par la sociologie et l'économie des transformations du travail et du salariat, mais seulement trois qui me permettent d'avancer sur le terrain de la revendication du revenu garanti.

Sara Ongaro (Donne e Globalizzazione, 2001 et Multitudes 12, 2003) analyse les transformations en cours depuis une trentaine d'années dans les termes d'un processus d'intégration des activités de reproduction dans la production, processus qu'elle définit de "reproduction productive". Autrement dit, la sphère des activités de reproduction est intégrée dans celle de la production, ces activités ne sont plus des activités fonctionnelles à la reproduction de la force de travail mais directement des activités productrices de plus-value. Dans la fusion /confusion entre production et reproduction les catégories "production" et "reproduction" de l'économie politique entrent en crise. Qu'est ce que l'activité de reproduction ? C'est l'ensemble des activités qui créent la vie, l'univers cognitif, culturel, affectif. Un ensemble d'activités qui vont de la génération biologique, au travail domestique, aux activités de reproduction sociale, émotionnelle, communicationnelle et relationnelle. Qu'est ce qu'il en est de ces activités aujourd'hui ?

·   La génération biologique devient un nouveau marché, un champ de valorisation en soi, par la vente d'"organes sans corps", par la location des utérus….

·   Le travail domestique : une nouvelle division du travail, entre femmes s'opère ici. Les femmes externalisent cette activité à faible "valeur sociale". On assiste donc à un développement des services à la personne, ensemble de travaux qui reproduisent la vie des autres.

·   Le travail de reproduction comme ensemble des activités qui créent la vie, l'univers cognitif, culturel, affectifs entre dans la production en modifiant la nature du travail.

En effet, l'entrée des femmes dans la sphère dite de la production a certainement signifié une condition d'émancipation des formes de domination à l'intérieur de la famille mais aussi, a fortement contribué à modifier culturellement la nature du travail en y introduisant les caractéristiques propres de la reproduction sociale de la vie : l'interrelationnel, la flexibilité comme intelligence du faire face à l'imprévu, la créativité, la subjectivité, l'hétérogénéité des tâches, autant de caractéristiques qui ne se laissent pas enfermer dans une standardisation des temps, et dans la mesure objective de la valeur.

Ce que j'ai appelé salariat de deuxième génération ( l'indépendance dans la subordination, l'irréductibilité du temps à un temps normé et homogénéisé, l'irréductibilité des différences subjectives) (Corsani, Multitudes n°4) n'est rien d'autre que la tentative d'intégrer dans la sphère de la production de profit les caractéristiques et les qualités des activités de reproduction par une métamorphose de la nature même du contenu du rapport salarial.

Une autre approche, qui part, elle aussi, de la "féminisation", non pas du marché du travail, mais du travail même, est celle de Richard Gordon, reprise et développée par Donna Haraway dans "Manifeste Cyborg" (traduction en français in "Art réseaux media" ouvrage collectif coordonné par Annick Bureaud et Nathalie Magnan, Ecole Nationale des Beaux Arts, 2002, pp : 547 - 603). L'idée développée ici est celle d'une "économie du travail à domicile en dehors du domicile". Dans cette perspective d'analyse, et dans un contexte qui est celui du démantèlement du welfare, féminisation du travail veut dire généralisation de la "vulnérabilité", mais aussi polyvalence, temps de travail morcelés : la durée du temps de travail ne veut plus rien dire. Cette "féminisation du travail" a été traitée dans les termes d' 'un "devenir femmes du travail" dans le numéro 12 de Multitudes, en particulier dans les contributions de Anne Querrien et de Judith Revel.

Je ne développerai pas leurs analyses, ce que je veux souligner ici est que toutes ces analyses portent l'attention à la fois sur le fait qu'il n'y a plus de schéma binaire (emploi-chômage) qui tienne : nous sommes face à une généralisation de l'intermittence de l'accès au revenu (et aux droits sociaux), en même temps, l'activité productive (de profit) s'étend sur tout le temps de la vie, et sur la production de celle-ci. Le salariat reste (et même il élargit son emprise) la forme dominante par laquelle le capitalisme tente de contrôler la coopération et l'invention, mais il s'éclate en une multiplicité d'activité et de statuts avec de nouvelles divisions du travail sexuelles, raciales, ethniques.

Dans un article réalisé avec Maurizio Lazzarato, nous avons proposé de parler de passage du rapport capital/ travail au rapport capital /vie. Je reprends ici un passage de notre article qui me semble bien expliciter notre contribution à une réflexion sur les arguments pour la revendication d'un revenu garanti : "…nous sommes confrontés à une accumulation capitaliste qui ne se fonde plus seulement sur l'exploitation du travail dans le sens industriel du terme, mais sur celle de la connaissance, du vivant, de la santé, du temps libre, de la culture, des ressources relationnelles entre individus (communication, socialisation, sexe), de l'imaginaire, de la formation, de l'habitat etc. Ce qu'on produit et vend, ce ne sont pas seulement des biens matériels ou immatériels, mais des formes de vie, des formes de communication, des standards de socialisation, d'éducation, de perception, d'habitation, de transport, etc. L'explosion des services est directement liée à cette évolution, et il ne s'agit plus exclusivement des services industriels, mais de dispositifs qui organisent et contrôlent des "formes de vie". Pour l'accumulation du capital, les différences ethniques, religieuses, culturelles deviennent des marchandises au même titre que la reproduction biologique de la vie. La vie et ses différences deviennent des facteurs de valorisation pour un capital toujours plus nomade. La globalisation que nous sommes en train de vivre n'est pas seulement extensive (délocalisation etc.), mais aussi intensive, et concerne aussi bien les ressources cognitives, culturelles, affectives, communicatives (la vie des individus) que les territoires, les patrimoines génétiques (humains, végétaux et animaux), les ressources de la vie des espèces et de la planète (l'eau, l'air, etc.). Cette "mise au travail" de la vie par un capital de plus en plus globalisé, rendue possible par les logiques néolibérales, est génératrice d'insécurité. Insécurité et risques de la vie dans sa globalité, et non plus du travail comme dans le fordisme : de la pauvreté à la vache folle, de l'exclusion au Sida, du problème du logement à l'"identité sexuelle", ce sont les fondements de la vie même qui sont ébranlés." (Multitudes, 10, 2003)

Dans cette perspective, la revendication du revenu garanti peut être pensée suivant deux logiques :

- la première, qui prétend à la reconnaissance de la puissance de création de la vie qui dépasse largement l'emploi, le temps de travail comptabilisé, et l'entreprise. Dans le capitalisme, dit Maurizio Lazzarato, reconnaître veut dire payer.

- L'autre perspective, est celle de penser le revenu garanti comme condition préalable pour la création, la création est libre ou elle n'est pas. Deux perspectives qui convergent en tout cas sur un point : enlever à la monnaie son pouvoir de commandement par un affaiblissement significatif du rapport salarial comme contrainte, comme condition d'accès au revenu.

La portée et le sens de ces deux approches amenant à la revendication d'un revenu garanti, apparaîtrons plus clairement en passant très rapidement en revue les différentes logiques et fondements de l'hypothèse d'un revenu dissocié de l'emploi, telles qu'elles apparaissent dans la pensée économique.

Le revenu social garanti inconditionnel versus le revenu conditionnel pour les pauvres Pour ces développements, je me refais largement au travail de Carlo Vercellone, qui a travaillé depuis très longtemps sur la question du revenu garanti, et qui vient de publier un ouvrage collectif qu'il a cordonné ( Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? , La Dispute, 2003) en assurant une partie entière consacrée au revenu garanti (pp. 249 -328).

 

2. A l'intérieur de l'économie politique il est possible de repérer
deux grandes approches d'un revenu dissocié de l'emploi :

 

·   L'approche libérale, préfigurant un revenu minimum conditionnel de subsistance ;

·   L'approche que l'on pourrait définir de la pensée critique qui pose la question du revenu dissocié de l'emploi dans les termes d'un revenu inconditionnel et décent.

L'approche libérale :

Le revenu minimum conditionnel de subsistance La nature du clivage entre ces deux approches repose sur le caractère conditionnel ou inconditionnel de ce revenu, et sur son niveau.

Dans la perspective libérale, l'octroi d'un revenu dissocié de l'emploi doit s'accompagner de l'abolition de toutes autres mesures considérées comme une entrave au libre fonctionnement d'un marché du travail concurrentiel (exemple : le SMIC).

Le principe de conditionnalité signifie la nécessaire contrepartie en travail. Il s'agit en d'autres termes d'une aide financière permettant d'atteindre un revenu minimum. Une logique qui, comme le souligne Carlo Vercellone, vise le remplacement du welfare par le workfare par un renforcement de la contrainte à l'emploi. Articulée à la libéralisation du marché de travail, cette mesure institue véritablement la figure du "travailleur pauvre". Cette logique est aussi celle de l'impôt négatif, dont "la prime pour l'emploi" est une forme.

L'approche du "revenu social garanti" :

La logique qui fonde cette approche est celle dont j'ai déjà eu l'occasion de parler avant : c'est la logique qui vise une relâche de la contrainte monétaire, donc un affaiblissement du pouvoir du rapport salarial comme contrainte monétaire faisant de l'emploi salarié la condition d'accès à la monnaie. L'inconditionnalité est ici une condition fondamentale pour que ce revenu dissocié de l'emploi puisse opérer pleinement comme fondement d'un nouveau droit du travail et de la protection sociale "capables de réconcilier sécurité du revenu et mobilité", autrement dit, permettre de passer de la mobilité contrainte par la précarité des emplois à une mobilité choisie par le désir d'épanouissement de soi. Dans cette perspective, le niveau de ce revenu doit être suffisamment élevé pour que cette mobilité soit expression d'un libre choix d'accepter (ou refuser) un emploi, les conditions de travail, la rémunération proposée. Ce RSG, devrait, en d'autres termes, atteindre un niveau permettant une "flexibilité offensive", garantissant donc une continuité du revenu face à l'intermittence (choisie ou contrainte) de la relation salariale.

Les justifications économiques du RSG Bien que ceux qui se portent en soutien du RSG opèrent une rupture importante avec l'"éthique du travail", dans la perspective qui est la leur, la faisabilité économique, au sens du "réalisme financier", reste prisonnière de normes conventionnelles de mesure de la richesse et de sa répartition. En d'autres termes, d'une part, on continue de penser le PIB comme "la" mesure de la richesse, d'autre part, les distinctions classiques entre salaire, rente et profit sont maintenues telles quelles. Le PIB, loin d'être une mesure objective de la richesse, est une mesure fortement biaisée par les critères mêmes de définition de la richesse, ainsi, à titre d'exemple, la richesse produite par une femme qui s'occupe de ses enfants à la maison, du ménage, n'est pas comptabilisée, le même type de travail est comptabilisé s'il est effectué par un travailleur à domicile, sous contrat de travail. Mais on peut souligner aussi la contradiction qui repose dans le fait de reconnaître dans la connaissance une ressource fondamentale dans la production de richesse, un facteur de compétitivité, et, en même temps, le fait de maintenir une compatibilité qui considère la formation comme un coût, au lieu de la considérer comme un investissement. Mais encore, comment est -elle évaluée l'amélioration de la qualité des soins et de la santé de la population ? Mais aussi, comme le souligne fortement Yann Moulier Boutang, l'absence de la prise en compte des externalités positives, c'est à dire de cette richesse qui se dégage de l'interaction et qui ne peut pas être comptabilisée via les prix car elle échappe aux calculs du marché. Les exemples ne manquent pas pour démontrer que le PIB n'est plus, si jamais il l'a été, une mesure adéquate de la richesse, que sa mesure se fonde encore sur la logique du capitalisme industriel. Et c'est sur les normes de répartition héritées du capitalisme industriel qu'est recherchée la "faisabilité économique" du RSG.

Pour dépasser ces limites, Carlo Vercellone propose alors une caractérisation du RSG conçu comme un revenu fondé sur l'association d'un salaire social" et d'une "rente collective".

Le salaire social
La notion de salaire social présuppose la "reconnaissance du caractère immédiatement productif de l'ensemble de la force de travail", elle présuppose donc aussi une réévaluation du PIB en intégrant aussi les externalités.

La rente sociale collective et /ou un dividende collectif
Son fondement repose sur la reconnaissance que la richesse générée aujourd'hui est le produit d'une interaction féconde entre travail présent et travail passé, autrement dit, entre l'activité d'aujourd'hui et l'héritage collectif de l'activité d'hier. Le revenu garanti comme rente sociale s'apparente en ce sens du revenu tiré de la détention d'un patrimoine ou d'un capital financier.

Aborder le revenu garanti en termes de rente permet, suivant Carlo Vercellone, de faire face aux critiques adressées par les adversaires du revenu garanti. Des critiques fondées sur des considérations "morales" (l'éthique du travail comme seule source légitime du revenu) ou économiques ( car la rente est bien l'une des catégories de la répartition des revenus depuis la "nuit…du capitalisme").

Carlo Vercellone souligne aussi la cohérence de cette proposition d'une rente sociale collective avec les propositions, dans les années trente, de deux autres économistes de très grande envergure : J.M. Keynes et O. Lange.

Dans "Perspectives pour nos petits enfants", Keynes préfigure une période de "chômage technologique" déterminé par le développement des techniques substitutives du travail humain. Mais cette période, ne serait qu'une période d'adaptation vers une société qui ne fonderait plus son économie sur le besoin et la nécessité. La rente ne serait plus issue de la rareté mais de l'abondance.

Toujours dans les années 30, Oscar Lange, économiste issu de l'expérience du socialisme réel, et critique du système (économique) soviétique, préfigure une autre forme possible de resocialisation de l'économie. D'après Oscar Lange, cette resocialisation de l'économie ne passe pas par la nationalisation, et elle implique une autre forme de collectivisation des moyens sociaux de production : les gains de productivité et les progrès économiques sont un produit de la coopération sociale, ils sont la propriété de tous et ouvrent ainsi un droit pour chacun à un "dividende social"

Si une femme pouvait avoir cinq cents livres de rente et une chambre…à soi "Il est nécessaire d'avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d'une serrure, si l'on veut écrire une œuvre de fiction ou une œuvre poétique" (Virginia Woolf)

Loin de la rationalité du calcul économique et de l'économie comme science, je voudrais ouvrir une autre perspective à l'intérieur de laquelle rechercher les fondements pour la revendication du revenu garanti inconditionnel et universel. Cette perspective est celle ouverte, au début du XX siècle par la pensée féministe.

C'est toujours dans les années 30, que Virginia Woolf, amie de Keynes, et appartenant aux milieux de la bourgeoisie intellectuelle londonienne, publiait "Une chambre à soi" (1929).

Invitée à parler des femmes et du roman, elle déplace la question : "Quels sont les grands noms de la poésie depuis un siècle environ ?" La réponse est immédiate et simple, il s'agit d'hommes et d'hommes bénéficiant d'une certaine aisance. "C'est là une chose qui peut sembler brutale et qui est sûrement triste ; la dure réalité veut que la théorie du génie poétique qui souffle où il veut, chez les riches comme chez les pauvres, ne recèle que peu de vérité."…" le poète pauvre n'a pas de nos jours, et n'a pas eu depuis deux cents ans, la moindre chance de réussite"…"nous pouvons discourir sur la démocratie, mais à l'heure actuelle, un enfant pauvre en Angleterre n'a guère plus d'espoir que n'en avait le fils d'un esclave à Athènes de parvenir à une émancipation qui lui permette de connaître cette liberté intellectuelle qui est à l'origine des grandes œuvres"…"C'est cela même. La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle"…"Et les femmes ont toujours été pauvres…Les femmes n'ont donc pas eu la moindre chance de pouvoir écrire des poèmes. Voilà pourquoi j'ai insisté sur l'argent et sur une chambre à soi"

Ce que Virginia Woolf revendiquait pour les femmes, soumises au contrôle de leur corps, à l'enfermement de leur vie dans un espace domestique qui ne leur appartenait pas, dont elles ne pouvaient pas disposer librement, est une rente, c'est à dire un revenu dissocié de tout pouvoir sur leur existence, et une chambre à soi avec serrure, c'est à dire un espace où disposer librement de son corps. En revendiquant une rente et une chambre à soi, Virginia Woolf revendiquait les conditions matérielles indispensables pour pouvoir mener une vie indépendante et cultiver sa propre nature créative. 

 

Antonella Corsani

 

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Du même auteur :
Emploi, croissance et revenu :
histoire de contenu et forme de mouvement
Du rapport capital -travail au rapport capital -vie
par Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato

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